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INFLUENCE

DE LA RELIGION NOȘAIRÎ

SUR

LA DOCTRINE DE RACHID AD-DIN SINAN,

PAR

M. RENÉ DUSSAUD.

La doctrine de Râchid ad-din Sinân, le fameux grand-maître des Assassins de Syrie, nous est connue 'par trois fragments publiés et traduits par Stanislas Guyard1. Ayant eu l'occasion de reprendre l'interprétation de ces textes, nous nous sommes convaincus que le savant éditeur s'était mépris en les rattachant

re

1 Fragments relatifs à la doctrine des Ismaélis, Paris, 1874, extr. des Notices et extraits des mss. de la Bibl. nat., t. XXII, 1" partie. Les deux premiers fragments, p. 99-126, ont été sinon écrits, du moins directement inspirés par Râchid ad-dîn. Le troisième fragment ou histoire de Noé, p. 126-152, comme St. Guyard l'a établi, est un chapitre détaché d'un commentaire complet sur le Qoran. Il a certainement été utilisé et probablement retouché pour appuyer les prétentions de Sinân. M. P. Casanova a récemment découvert que le manuscrit de la Bibliothèque nationale, qui porte dans le catalogue de Slane le n° 2309, a été rédigé par un partisan de la secte des Assassins; cf. Journal asiatique, 1898, t. I, p. 151 et suiv. M. Casanova se propose de le faire connaître dans une notice étendue.

purement et simplement à la doctrine ismaéli. Il y a été entraîné par le fait que le même manuscrit contient des fragments véritablement ismaélîs, à peine remaniés par des sectateurs de Sinân1. Mais, même dans cet état, il suffit de les comparer aux fragments dont Râchid ad-din est l'auteur, pour établir l'antinomie des deux doctrines.

Les Ismaélis enseignaient que Dieu avait fait émaner de lui la Raison Universelle, qui, à son tour, avait produit l'Ame Universelle, et, de dégradation en dégradation, le monde avait été créé. Le Temps était divisé en sept cycles et, dans chacun d'eux, un prophète avait incarné la Raison Universelle : c'était le Natiq chargé de formuler la religion nouvelle. Un autre prophète, son second, son Asâs, incarnation de l'Ame Universelle venait après lui, pour confirmer sa doctrine.

:

On avait eu ainsi les cycles d'Adam, de Noé, d'Abraham, de Moïse, de Jésus et de Mohammed. Le cycle de Mohammed ayant vu apparaître sept imâms, qui étaient d'abord son Asâs 'Alî, puis Hasan, Hosain, 'Ali fils de Hosain, Mohammed fils de ‘Alî, Dja'far fils de Mohammed et Ismâ il fils de Dja'far, ce cycle était clos. Le septième et dernier cycle s'ouvrait, caractérisé par l'apparition du Mahdî, Moḥammed fils d'Ismâ'il qui était encore le septième Nâțiq ou le Qa'im al-Qiyâmah.

Cependant ce septième Nâțiq mourut sans que les

Ainsi le fragment VIII, op. cit., p. 205, fait mention de Sinân.

événements aient changé la face du monde, et l'on ne put expliquer cet accident imprévu qu'en admettant que Mohammed fils d'Ismâîl était simplement disparu au moment décisif, on le verrait surgir de

nouveau.

Les Fatimides, qui eurent l'habileté de faire accepter du moins par une partie du monde musulman — leur parenté avec les descendants de ‘Alî, prétendirent réincarner le Mahdî. Les fragments publiés par St. Guyard sont particulièrement instructifs : Moʻizz Lidinillâh se proclame l'incarnation de la Raison Universelle, c'est-à-dire septième Nâțiq1. La distinction entre cette première émanation divine et la divinité même est si ténue qu'une certaine confusion s'établit entre Moʻizz Lidînillâh et Dieu : « Un pas de plus, dit justement St. Guyard 2, et il aurait pu s'annoncer comme étant la divinité ineffable elle-même. Ce pas, Hâkim Biamrillâh le fit, et c'est le dogme nouveau de l'incarnation de Dieu, dont l'idée seule aurait épouvanté un Ismaéli, qui sépare profondément le système des Druzes de celui de leurs prédé

cesseurs ».

Mais le fossé entre la doctrine de Râchid ad-dîn et le système ismaélî est bien autrement profond, comme nous l'allons voir Râchid ad-dîn

car

Les passages caractéristiques abondent, ainsi p. 168 : « Je suis ta puissance, ta démonstration, ta volonté et ton lieu »; p. 169: « Mon Dieu! Je suis le trône, le lieu, etc... Je suis ton nom... L'essence des Natiq et le Verbe est en moi». Le Nâțiq était le lieu, le nom, le voile, etc...de Dieu.

2 St. GUYARD, op. cit., p. 174.

prétendit à la divinité en se proclamant non pas septième Nâtiq, mais septième Asâs, c'est-à-dire, incarnation de l'Ame Universelle, deuxième émanation divine.

Cette théorie apparaît nettement dans la liste que Sinân donne des sept cycles qui englobent l'histoire du monde. Nous connaissons déjà les six premiers: ce sont ceux d'Adam, de Noé, d'Abraham, de Moïse, de Jésus, de Mohammed. Le septième est le cycle d'Aboû Dharr et de Râchid ad-dîn Sinân.

St. Guyard a attribué l'apparition d'Aboû Dharr au sixième cycle. Mais dans cette énumération, la conjonction introduit toujours un nouveau cycle :

W

est une variante fort explicable de la ثم ذر ابو الذر

ظهرت

formule: « ensuite j'apparus...1 ».

Il ne peut y avoir de doute : Aboû Dharr est désigné comme le Qâ'im al-Qiyamah, le chef de la résurrection, titre qui appartient en propre au septième Nâtiq. Dans la liste des sept Nâțiq, liste qui revient par deux fois dans les fragments de Râchid ad-dîn Sinân, Aboû Dharr est désigné sous les noms de Qa'im ou de Mahdi 2.

Râchid ad-dîn, étant apparu après Aboû Dharr, ne peut revendiquer d'autre titre que celui d'Asâs.

1 St. GUYARD, op. cit., p. 100, a été obligé de faire quelque violence au texte. Il traduit : «A ce moment s'est manifesté Aboû adhDharr».

2 Ibid., p. 113 et 115. Dans son commentaire, St. Guyard, p. 124 n. 34, préoccupé de trouver dans ces fragments la doctrine ismaéli, identifie ce Mahdi avec Mohammed ibn Ismà'ìl.

Aboû Dharr s'est manifesté le premier dans le der nier cycle, « mais la religion n'a été parachevée pour vous que lorsque je vous suis apparu sous la forme de Râchid ad-dîn1 ». De même qu'il note avec soin la liste des Nâtiq, le grand-maître des Assassins enregistre les noms des Asâs : « Seth, [Sem]2, Ismaël, Aaron, Siméon, 'Alî et un Imâm 3 ». Cet Imâm ne peut-être que Râchid ad-dîn lui-même.

Il semble donc que le fameux chef des Assassins ait compliqué à plaisir son ascension à la divinité, et l'on s'étonne qu'il n'ait pas, comme Ḥâkim Biamrillâh, suivi la voie naturelle qu'offrait aux imposteurs une fausse interprétation de l'ingénieuse doctrine des Ismaélis. La conduite de Râchid ad-dîn serait inexplicable, si elle n'avait été imposée par des raisons politiques.

Parvenu, comme on sait, à la première place parmi les Ismaélis de Syrie, devenu pour nos chroniqueurs le « Vieux de la Montagne » redouté, l'ambition de

1 St. GUYARD, op. cit., p. 100.

2 Le nom de Sem a été sauté par l'inadvertance d'un copiste, comme l'a justement remarqué St. Guyard, ibid., p. 125 n. 45. Mais il suppose à tort que le septième Asâs est Qaddah.

3 Ibid., p. 115. Le texte, p. 25, porte: pl. La correction que propose St. Guyard, pl. suivi d'un nom propre indéterminé, n'est pas à admettre. D'une part, Sinân avait quelque intérêt à laisser la question dans le vague, puisque, par-dessus le titre d'Asâs, il visait à la divinité. D'autre part, d'après sa théorie, le nombre des lettres des Asâs doit être de vingt-huit. Cette condition exige (le nom pl restitué) pour le dernier, un nom de quatre lettres comme.

DEFRÉMERY, Nouvelles recherches sur les Ismaéliens ou Bathiniens de Syrie, p. 50 et suiv., extr. du Journal asiatique, 5a série, t. V.

XVI.

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IMPRIMERIE NATIONALE.

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