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deur des Médicis, Cosme. Il pouvait le faire mourir secrètement, et Cosme s'y attendait si bien que pendant plusieurs jours il refusa de prendre aucune nourriture; Renaud se contenta de faire rendre un décret de bannissement. Proscrit à son tour, il n'essaya de reprendre le pouvoir que par les machinations que la politique autorise; il essaya des intrigues et des ligues, jamais des complots. Je ne crois pas qu'on trouve le nom d'aucun des Albizzi dans les diverses conspirations qui furent par la suite dirigées contre les Médicis. On aperçoit encore l'ombre d'un membre de cette famille parmi ceux des jeunes patriciens de Florence qui poussèrent la réaction contre les Piagnoni de Savonarole, et puis c'est tout; le rideau tombe sur ce grand nom, et il n'en est plus question. Jusqu'à la fin, on le voit, ils se sont montrés fidèles à leur tradition de juste milieu, repoussant également la dictature monarchique des Médicis et la république morose de Savonarole.

Je tenais à savoir par quel singulier concours de circonstances. un membre des Albizzi était venu échouer obscurément à Joigny. On m'adressa à M. Ibled, ex-conservateur de la bibliothèque de la ville, homme instruit et affable, qui voulut bien satisfaire ma curiosité. Des renseignemens qu'il me donna, il résulte qu'à une époque déjà fort ancienne, probablement à l'époque où l'influence des Albizzi tomba dans Florence, le hasard d'un mariage ayant rendu un membre de cette famille héritier de quelques biens en Bourgogne, celui-ci prit le parti d'y chercher un asile. Telle était au moins l'explication que ses descendans donnaient de leur présence à Joigny. Ils y avaient vécu honorablement et dans une médiocrité aisée jusqu'à des temps récens, où un retour de fortune, non moins singulier que le hasard qui avait jeté ses ancêtres en Bourgogne, rappelait à Florence le dernier de ces Albizzi. Le représentant direct de cette famille, que l'on nommait le grand prieur d'Albizzi et qui était au nombre des serviteurs du dernier grandduc, étant près de sa fin et se voyant sans héritier, se souvint qu'il y avait dans une petite ville de France quelqu'un qui portait son nom, et l'institua son légataire universel. Voilà ce qui peut s'appeler une rentrée triomphale, et qui semble donner raison à ce mot d'un aimable optimiste: «rien après tout n'est difficile en ce monde, il n'y a qu'à savoir durer. » Oui, mais qu'est-ce qui dure, sauf ce que le hasard cache à la destruction et à la mort? et encore ne le cache-t-il que pour quelques instans.

Un second souvenir de Florence, celui-là fort gracieux, et qui se rapporte à des noms plus grands et plus impérissables que celui des Albizzi, se rencontre dans une église de Joigny (1) sous la forme de

(1) L'église de Saint-Jean; ce saint sépulcre qui appartenait à une abbaye du voisinage y fut transporté après la révolution.

deux médaillons sculptés dans un groupe en marbre représentant le saint sépulcre. Ce groupe est une œuvre de la renaissance composée d'une manière charmante, avec un remarquable souci de la variété des expressions et un amour évident de la beauté, mais sans grande portée morale, et qui est bien loin pour le pathétique de tel de ces groupes d'une sculpture plus populaire, mais plus puissante, que l'on rencontre dans les églises de Champagne, celui de l'église de Saint-Jean de Chaumont par exemple, qui est d'une si éloquente profondeur de sentiment, et dont nous parlerons peut-être un jour. Il est évident que l'artiste qui a composé cette œuvre d'une pensée médiocre, quoique d'un travail parfait, avait plus de goût que de génie; en tout cas, je suis sûr qu'il avait ce qui vaut peut-être mieux que le génie, une âme exquise, susceptible des mouvemens les plus délicats et les plus élevés. Au moment où j'allais quitter ce groupe, mes yeux se portèrent par hasard sur deux médaillons sculptés contre la face du tombeau. D'abord je n'y pris pas garde, croyant que ces médaillons étaient les effigies de donataires riches, mais inconnus, lorsque je crus reconnaître à certains détails les costumes florentins du XIVe siècle. Je me baissai, et, surprise charmante, l'un de ces médaillons était celui de Dante, et l'autre celui de Giotto. Il y a là un témoignage évident de piété et de reconnaissance qui me toucha singulièrement. C'était bien un vrai fils de la renaissance, celui qui eut l'idée d'inscrire sur le marbre travaillé par sa main les effigies de ces deux grands hommes, sources d'où tout le développement des arts et des lettres a découlé, et qui eut la modestie gracieuse de rapporter ainsi tout le mérite de son œuvre à ceux qu'il appelait sans doute ses pères et ses maîtres. « Toute culture vient d'eux, et je ne suis que par la grâce de leur génie, qui est venu apporter une lumière avant laquelle tout était ténèbres, et qui maintenant éclaire tout homme venant en ce monde. Avec eux aussi quelque chose de grand est sorti du tombeau comme le Christ pour ne plus mourir, l'éternelle beauté, reine des vivans et des morts, des morts dont elle a ressuscité et conservé la tradition, des vivans dont elle échauffe et éclaire les âmes. » Voilà ce que disent bien distinctement dans un symbolique langage ces deux médaillons. Tout le credo à demi chrétien, à demi platonicien de la renaissance apparaît dans ce témoignage de reconnaissance et dans la place de son œuvre que l'artiste a choisie pour l'y inscrire.

ÉMILE MONTÉgut.

TOME XCVIII.

1872.

8

LE JUDAÏSME

DEPUIS LA CAPTIVITÉ DE BABYLONE

D'APRÈS LES NOUVELLES RECHERCHES D'UN HISTORIEN HOLLANDAIS.

De Godsdienst van Israel tot den ondergang van den Joodschen staat, deel II (Histoire de la religion d Israël jusqu'à la destruction de l'état juif, 2e partie), par le Dr Kuenen, professeur de théologie à Leide; Harlem, A. C. Kruseman, 1870.

Depuis qu'on ne craint plus d'appliquer à l'histoire d'Israël la méthode et les procédés en usage lorsqu'il s'agit des autres nations, on est généralement d'accord pour reconnaître que l'événement connu sous le nom de « captivité de Babylone » marque le moment décisif du développement religieux du peuple israélite. Get événement ne détermine pas seulement, comme de pieuses traditions l'enseignaient aux theologiens d'autrefois, une conversion qui aurait ramené à la foi trop longtemps oubliée de ses pères un peuple corrigé par le malheur. C'est toute une révolution, c'est tout un nouvel ordre d'idées, de croyances et d'institutions qui commence, et, à dire vrai, c'est le judaïsme proprement dit qui se constitue. Il y eut même un temps où, par réaction contre le point de vue antérieur, on inclinait à rayer, ou peu s'en faut, tous les antécédens historiques et religieux du peuple juif, à réduire tout le judaïsme aux innovations introduites pendant et après la période de l'exil. Tantôt l'on exagéra le mérite d'Esdras et de ses compagnons d'œuvre au point de tout attribuer à leur génie inventif, tantôt l'on ne voulut voir dans le judaïsme qu'une série d'emprunts plus ou moins déguisés à la religion de Zoroastre. Il est certain qu'Esdras et ses amis ont beaucoup innové; il ne l'est pas moins que le judaïsme,

tel qu'il se montre aux environs de l'ère chrétienne, contient plus d'un élément dont il serait puéril de contester l'origine persane; mais là aussi se vérifie la loi, trop souvent méconnue, que les révo– lutions les plus radicales se rattachent au passé par des liens étroits et nombreux, et qu'en particulier une religion peut se transformer, s'approprier même des élémens hétérogènes, sans rompre avec son principe essentiel, et par conséquent sans perdre son identité. Préciser autant que possible ce qui subsista du mosaïsme antérieur à la captivité, indiquer les innovations qui se greffèrent alors sur la vieille souche nationale et religieuse, déterminer l'action personnelle des hommes qui parvinrent à les introduire, en un mot dérouler la genèse du judaïsme pendant cette période de formation constitutive, tel est l'objet spécial de cette étude, pour laquelle nous recourons de nouveau à l'érudition aussi limpide que profonde et libre d'un professeur hollandais qui n'est plus un étranger pour les lecteurs de la Revue. On se souvient peut-être que, dans un travail antérieur, nous avons retracé d'après M. Kuenen les moyens termes successifs qui permirent aux Israélites du temps des rois et des prophètes de passer d'un polythéisme très grossier à un monothéisme rigoureux (1). C'est à la déduction historique de ces moyens termes qu'était consacrée la première partie du grand ouvrage de M. Kuenen sur l'histoire de la religion d'Israël. La question spéciale que nous allons envisager, et dont l'intérêt n'est pas moindre, est un des principaux sujets traités dans la seconde partie.

I.

Rappelons brièvement l'état politique et religieux du peuple juif au vie siècle avant notre ère, c'est-à-dire peu de temps avant que les victoires du roi chaldéen Nebucadrezar lui eussent ravi l'existence comme nation.

Il s'en faut bien que la totalité des Juifs fût encore attachée de cœur au monothéisme. L'élite seule de la nation le professait avec rigueur sous la direction morale des prophètes ou inspirés de Jehovah. Un grand nombre, si ce n'est la majorité, continuait par tradition et aussi, comme on n'en peut douter, par un penchant superstitieux pour des rites plus tragiques ou plus joyeux que ceux du jehovisme, de s'associer aux peuples voisins pour adorer les autres divinités sémitiques, en particulier Moloch, l'épouvantable idole qui se repaissait de victimes humaines. Cela ne les empêchait pas, il est vrai, de regarder Jehovah comme le dieu spécial d'Israël; mais il fallait s'élever au-dessus de ce vulgum pecus pour rencontrer ceux (1) Voyez la Revue du 1er septembre 1869.

qui comprenaient clairement que Jehovah était un dieu « jaloux » qu'irritaient les hommages rendus à ses congénères, un véritable dieu national. Moins nombreux encore étaient ceux qui, partis du principe que Jehovah était le seul dieu adorable, étaient arrivés à la conviction qu'il était le seul Dieu existant. En pratique et tant qu'il ne s'agissait que de politique intérieure, ces deux derniers points de vue se confondaient; mais une grave divergence se manifesta sur le terrain de la politique étrangère. Les patriotes jehovistes, pleins de confiance dans l'invincible appui que Jehovah ne pouvait manquer d'accorder à un peuple qui faisait tant pour lui, avaient poussé leur pays et leur roi dans une voie fatalement désastreuse. Ils avaient osé se mesurer avec l'empire chaldéen; Jérusalem n'avait pas craint de braver Babylone, et la défaite de l'armée nationale, la mort de Josias, la prise de Jérusalem, n'avaient pas suffi pour dissiper ces illusions tenaces. Trois fois Nebucadrezar dut lancer ses soldats contre l'opiniâtre cité, trois fois il arracha à leur patrie les familles les plus notables du pays juif. Quand le dernier convoi de bannis quitta les lieux aimés que la plupart d'entre eux ne devaient plus revoir, le sol était dévasté, le sang avait coulé par torrens, Jérusalem et son temple étaient en ruines, et dans la campagne déserte on n'entendait au loin qu'une voix plaintive faisant monter au ciel ses lamentations. C'était Jérémie qui pleurait sur sa pauvre patrie. Quelques-uns discernèrent des accens plus mystérieux encore qui semblaient sortir de terre, et pensèrent que c'était Rachel, la bien-aimée du patriarche, la vieille mère de la tribu de Juda, qui s'était réveillée dans sa tombe et pleurait ses enfans perdus, inconsolable de ce qu'ils n'étaient plus.

A cette touchante poésie correspondait la plus triste réalité. C'est une erreur traditionnelle de croire que toute la population fut déportée par ordre du vainqueur sur les bords de l'Euphrate. Un grand nombre, les plus pauvres, les artisans, les simples laboureurs, furent laissés sur le sol natal. Les uns, privés de tout par la guerre, s'adonnèrent au brigandage; les autres, qui se remirent à cultiver, furent en butte aux maraudeurs des pays voisins, vieux ennemis d'Israël. Le fanatisme patriotique n'était pas entièrement éteint. La preuve en est que Gédalia, partisan des Chaldéens, que le vainqueur en partant avait préposé à la garde de sa conquête, fut tué, lui et ses soldats, surpris par une émeute. Cela ne pouvait mener à rien; après cet accès de désespoir, la peur de Nebucadrezar chassa du pays ceux qui osaient encore prétendre à un semblant d'aristocratie, ils se réfugièrent en Égypte, et il ne resta en Judée qu'un troupeau de misérables accablés par la pauvreté et la terreur. Le roi de Babylone les laissa végéter sur leur glèbe; ce n'est pas de là que pouvait sortir le relèvement d'Israël.

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