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LA

LIBÉRATION DU TERRITOIRE

Depuis quelque temps, il se manifeste au sein du pays un grand mouvement en faveur de la délivrance du territoire. C'est en effet notre premier intérêt, il n'en est pas de plus urgent à satisfaire. Tant que l'ennemi foulera le sol de la patrie, notre sécurité sera menacée, et nous n'aurons pas l'indépendance nécessaire pour nous organiser politiquement; nous serons ce que les Romains appelaient dans leur langage juridique capite diminuti, c'est-à-dire ne jouissant pas de l'intégrité de nos droits civiques. Si l'on peut obtenir la libération avant le mois de mars 1874, terme fatal qui nous a été accordé pour le paiement des trois derniers milliards, on aura rendu au pays un immense service.

Pour se faire une idée des maux qu'entraîne l'occupation prussienne, il ne faut pas seulement considérer l'humiliation qui en résulte pour la France tout entière, et en particulier pour les départemens appelés à la subir; il faut se dire encore qu'elle perpétue des causes d'irritation et d'hostilité entre les deux nations, qu'on est à l'état de trêve plutôt qu'à l'état de paix, et qu'il suffirait à l'ennemi du moindre prétexte pour reprendre possession des provinces qu'il a récemment abandonnées. La dépêche de M. de Bismarck adressée à M. d'Arnim à l'occasion d'acquittemens prononcés par nos cours d'assises doit nous servir d'enseignement. Les départemens occupés par la Prusse sont entre ses mains à titre de gage, comme garantie de la dette que nous avons encore à lui payer; s'il survenait dans notre situation intérieure quelque changement qui lui semblât porter atteinte à cette garantie, elle pourrait s'armer de ce prétexte pour exécuter un retour offensif. Qui pourrait l'en empêcher? Ce ne serait ni notre force matérielle, ni la

force morale qui résulte de l'opinion de l'Europe; on sait ce que vaut cette opinion, on a vu ce qu'elle a été pendant la guerre. Il faut donc, par la libération du territoire, chercher à nous affranchir des caprices du vainqueur; toutes nos pensées doivent tendre vers ce but. Seulement il importe de ne pas se méprendre sur l'énormité de la tâche, et de proportionner les moyens au résultat que l'on veut atteindre. Depuis que la question est posée, beaucoup de projets ont été mis en avant pour se procurer les 3 milliards destinés à payer les Prussiens. On a d'abord songé à une grande souscription publique. Cette souscription, placée sous le patronage des femmes de France, est ouverte sur tous les points du territoire. Dans le cas où elle ne suffirait pas à fournir la somme demandée, on propose concurremment d'autres moyens. Le premier serait d'établir une immense loterie avec des tirages très fréquens, des chances de gain plus ou moins considérables, et une prime assez importante pour le remboursement du capital. On se figure qu'à l'aide de ce moyen, sans allouer aucun intérêt, on trouverait aisément toutes les sommes dont on a besoin, même 4 milliards. Il en résulterait pour l'état une économie notable qu'on évalue à plus de 100 millions par an. D'autres voudraient qu'on recourût à des procédés plus énergiques; ils imaginent un emprunt forcé sur les contribuables, en le réglant sur le montant de la contribution directe. On donnerait de la rente à un taux déterminé, beaucoup plus élevé que le cours actuel, et les souscripteurs feraient hommage à la patrie de la différence. Enfin il est un système plus radical encore, celui de l'impôt sur le capital. Prenant pour base la richesse publique sous toutes ses formes, au moins matérielles, on l'évalue à un certain chiffre et l'on établit l'impôt en conséquence; si cette richesse par exemple s'élève à 150 milliards, et qu'on ait besoin de 3 milliards, l'impôt sera de 2 pour 100 sur toute fortune, quelle qu'elle soit. Avec ce système, dit-on, il ne peut y avoir de déception, et, si l'on a calculé juste, on est sûr de trouver la somme cherchée. D'autre part, personne n'échappera, parmi ceux qui possèdent, à la contribution; chacun la subira en proportion de ses ressources. Les autres systèmes qui ont été mis en avant se rattachant tous plus ou moins à l'un de ceux que nous venons d'indiquer, nous n'en parlerons pas, et réserverons notre examen pour les projets qui ont plus particulièrement appelé l'attention.

I.

Commençons par la souscription publique. Cette idée est fort grande assurément et digne d'enflammer les esprits; mais, à regar

der au fond des choses, on ne tarde pas à se convaincre qu'elle est difficilement réalisable. La France compte encore aujourd'hui, après la perte de l'Alsace et de la Lorraine, environ 37 millions d'habitans; la contribution de chacun pour arriver au chiffre de 3 milliards devrait être de 81 francs, soit pour une famille de quatre personnes 324 francs. Or peut-on supposer un moment que toutes les familles en France soient en état de s'imposer un si lourd sacrifice? Mais, dira-t-on, les riches contribueront pour les pauvres, et toute souscription qui dépassera 324 francs allégera d'autant la part des autres. C'est là en effet le mirage qui trompe beaucoup de personnes. On se figure trop facilement qu'il y a assez de grandes 'fortunes pour compenser les petites et payer à la place de ceux qui ne peuvent donner. La France est très riche assurément, mais la fortune y est extrêmement éparpillée, et la plus grosse part de beaucoup est entre les mains de gens chez lesquels elle constitue à peine l'aisance. On en aura la preuve en consultant le tableau de la contribution foncière. Voici des chiffres que nous empruntons à la statistique officielle de 1862, dressée sous les auspices du ministre du commerce. En 1858, sur 12 millions 1/2 de cotes foncières, 6 millions étaient au-dessous de 5 francs, 6 autres millions au-dessus jusqu'à 100 francs, et 500,000 seulement dépassaient le chiffre de 100 francs, parmi lesquelles 15,000 au-dessus de 1,000 francs. Voilà ce qu'était la fortune immobilière en France en 1858; si les chiffres ont varié depuis, c'est plutôt dans le sens d'une plus grande division encore. Quant à la propriété mobilière, on peut supposer, avec la diffusion de la rente, des actions et des obligations, de tous les titres enfin qui la constituent, qu'elle est également très divisée. Il n'y aurait donc, d'après la répartition de la propriété foncière, de réellement riches et capables de payer une contribution un peu forte que 15,000 personnes, dont la cote est supérieure à 1,000 francs; si on ajoute un nombre égal pour la fortune mobilière, voilà 30,000 chefs de famille qui seront chargés, par leurs grosses souscriptions, de diminuer sensiblement la moyenne supportée par la masse. Admettons qu'ils fournissent à eux seuls 1 milliard, ce qui ferait pour chacun environ 34,000 fr., la cotisation est considérable, et serait pour beaucoup d'une réalisation assez difficile. Admettons encore qu'un autre milliard soit souscrit par ceux dont la cote est entre 100 et 1,000 francs; il faudra toujours demander le troisième milliard aux 6 millions de cotes inférieures à 5 fr. et à celles, en nombre égal, qui ne dépassent pas 100 fr., c'est-à-dire à des personnes qui ne sont pas même dans l'aisance; la contribution pour chacune d'elles se trouverait être de 83 fr. On disait tout à l'heure que la plus grande part de la richesse publique était dans les mains des gens les moins aisés. Veut-on

savoir en effet ce que représente dans cette fortune la part des 15,000 cotes au-dessus de 1,000 fr.? Elle donnait au trésor en 1858 23 millions 1/2 sur 278 que rapportait la taxe foncière tout entière, y compris les centimes additionnels: c'était le onzième. Ainsi en contri uant pour 1 milliard, les possesseurs de ces cotes donneraient quatre fois plus que leur contingent proportionnel, et cependant la charge des autres serait encore bien lourde.

La question doit être considérée à un autre point de vue; comme il s'agit ici d'une souscription volontaire, on n'a pas seulement à examiner ce que chacun pourra, mais ce qu'il voudra donner. Or, si beaucoup de personnes sont disposées à contribuer dans la proportion de leur fortune et même au-delà, combien d'autres, et en bien plus grand nombre, donneront peu ou point! A-t-on pensé à ce qu'on obtiendrait des gens de la campagne, qui sont en général très parcimonieux et peu disposés à prendre part à des souscriptions publiques, d'abord parce qu'ils ne se rendent pas bien compte de l'emploi qu'on fera de leur argent, ensuite parce que, cet argent leur coûtant beaucoup à gagner, ils ne le donnent pas aisément? Et cependant c'est là le gros bataillon, sans lequel rien n'est possible. Quand on ne l'a pas pour contribuable, on a beau établir des cotisations très lourdes, on n'arrive à rien de sérieux.

On comprend une souscription volontaire lorsque la somme est restreinte, mais recourir à ce moyen pour obtenir 3 milliards est absolument chimérique, les meilleures intentions échoueront contre des impossibilités pratiques. Dira-t-on qu'il n'est pas nécessaire de réaliser la totalité de l'indemnité de guerre, et qu'il suffira de réunir 1 milliard ou même 500 millions pour produire un grand effet moral et alléger d'autant les charges du trésor? L'effet moral serait incontestable: notre pays, au lendemain de ses désastres, donnerait un beau spectacle en s'imposant volontairement pour des sommes aussi fortes; mais ce résultat serait-il aussi utile qu'on le croit? Il ne faut pas oublier que 1 milliard n'est pas après tout le quart de ce que nous avons à payer, tant aux Prussiens qu'à la Banque de France, que 500 millions en forment à peine la huitième partie, et qu'il faudra toujours se procurer le reste de la somme par des impôts ou des emprunts; la charge totale sera fort peu diminuée, et la bourse de ceux qui auront fourni par patriotisme les plus grosses souscriptions se trouvera épuisée quand on aura besoin d'y recourir pour d'autres combinaisons. Et puis quelle inégalité dans les sacrifices que chacun s'imposera, les uns donnant au-delà de leurs moyens, les autres souscrivant pour une portion dérisoire de leur fortune! Cette inégalité est sans importance lorsqu'il s'agit d'une souscription ordinaire, entreprise pour un but qui n'intéresse

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pas tout le monde au même degré; mais ici, dans une question de patriotisme, elle serait d'un fâcheux effet pour la dignité de la nation. Il faut se dire enfin qu'on pourrait bien ne pas arriver à ce minimum de 500 millions. Si on n'y arrive pas, qu'en résultera-t-il? On a voulu, par cette souscription, en même temps qu'alléger les charges du trésor, relever le moral de la France, montrer ce qu'il y avait encore de patriotisme et de richesse dans notre pays. Que dira-t-on si on échoue? Si, au lieu de 3 milliards, on ne réalise que 50 millions ou 100 millions, accusera-t-on notre patriotisme? On aurait tort; ce serait aussi injuste que si on prétendait que la France, après avoir perdu à Sedan son armée régulière, la plus grosse partie de son artillerie, a manqué de courage parce qu'elle n'a pas su trouver dans des levées volontaires les moyens de repousser les Prussiens: mais on s'en prendra aux promoteurs de la souscription, on leur reprochera de ne pas s'être rendu compte de la difficulté de leur œuvre, et, pour avoir voulu trop glorifier la France, de lui avoir préparé un échec moral. Il faut peut-être regretter qu'on ait laissé le patriotisme s'égarer dans une voie sans issue, au lieu de chercher tout de suite des combinaisons plus sérieuses.

Nous ne reconnaissons pas davantage ce caractère au projet d'un grand emprunt avec lots et primes, tel que celui qui a été proposé par M. de Soubeyran. Dans ce système, toute obligation, émise à 100 francs par exemple, serait remboursée à 200 francs par voie de tirage au sort dans un délai de soixante ans; ces obligations participeraient en outre à des tirages de lots qui auraient lieu chaque mois jusqu'à concurrence de 500,000 fr., soit de 6 millions par an, mais ne recevraient aucun intérêt. Ce projet, on le voit, s'appuie exclusivement sur les chances de la loterie; on suppose que, jointes au patriotisme, elles auront la vertu d'attirer les capitaux. D'abord rien ne serait plus immoral que le succès d'une pareille combinaison. C'est déjà trop que depuis la suppression de la loterie le gouvernement ait autorisé, par voie d'exception, quelques emprunts avec lots en faveur du Crédit foncier et de la ville de Paris, sans parler du trop fameux emprunt mexicain. Il n'est pas bon qu'une nation ait de temps en temps sous les yeux l'exemple de gens qui doivent leur fortune à un tour de roue; c'est décourager le travail et l'économie patiente. Le danger croît ici avec l'importance d'un emprunt auquel la France entière serait invitée à prendre part. Sous prétexte de patriotisme, on exciterait une des plus mauvaises passions de la nature humaine, celle du jeu, et, loin que la fin justifiât les moyens, on pourrait se demander si le remède ne serait pas pire que le mal, et s'il ne vaudrait pas mieux garder encore les Prussiens quelque temps dans nos provinces que de les renvoyer à l'aide d'un pareil moyen. Ce système du reste a peu de chance

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