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monsieur! Je ne vous l'avais pas dit, parce que nous n'en étions pas là;... mais je m'y attendais parfaitement! Cette enfant-là tuera ma fille... Elle achèvera ce que son père a si bien commencé,... car c'est un pur miracle si ma fille, après tout ce qu'elle a souffert, a repris comme vous la voyez ! Je les laisse ensemble... Je n'y vais pas... Oh! mon Dieu, je n'y vais pas... D'abord j'aurais peur de contrarier ma fille,... et puis je sortirais de mon caractère très certainement!

-Quel âge a donc Mile Julia? demanda Lucan, qui conservait dans ces pénibles circonstances sa courtoisie tranquille.

Mais elle va avoir quinze ans,... et ce n'est pas malheureux, par parenthèse, car enfin, entre nous, on peut espérer qu'on en sera soulagé honnêtement dans un an ou deux... Oh! elle se mariera facilement, très facilement, soyez sûr... D'abord elle est riche, et puis enfin, quoi! c'est un joli monstre... On ne peut pas dire le contraire, et il ne manque pas d'hommes qui aiment ce genre-là!

Clotilde les rejoignit enfin. Quelle que fût son émotion intérieure, elle paraissait calme, n'ayant rien de théâtral dans sa manière. Elle répondit simplement, d'une voix basse et douce, aux questions fiévreuses de sa mère : elle demeurait persuadée que ce malheur ne serait pas arrivé, si elle eût pu apprendre elle-même à Julia avec quelques précautions l'événement que le hasard lui avait brusquement révélé. Adressant alors à M. de Lucan un triste sourire: Ces misères de famille, monsieur, lui dit-elle, ne pouvaient entrer dans vos prévisions, et je trouverai tout naturel que vos projets en soient modifiés.

Une anxiété expressive se peignit sur les traits de Lucan. Si vous me demandez de vous rendre votre liberté, dit-il, je ne puis que vous obéir; si c'est votre délicatesse seule qui a parlé, je vous atteste que vous m'êtes encore plus chère depuis que je vous vois souffrir à cause de moi, et souffrir si dignement.

Elle lui tendit sa main, qu'il saisit en s'inclinant.

J'aimerai tant votre fille, dit-il, qu'elle me pardonnera.

Oui, je l'espère, dit Clotilde; cependant elle veut entrer dans un couvent pour y passer quelques mois, et j'y ai consenti...

Sa voix trembla, et ses yeux se mouillèrent. - Pardon, monsieur, reprit-elle, je n'ai pas encore le droit de vous donner tant de part à mes chagrins... Puis-je vous prier de me laisser avec ma mère?

Lucan murmura quelques paroles de respect, et se retira. Il était bien vrai, comme il l'avait dit, que Clotilde lui était plus chère que jamais. Rien ne lui avait inspiré une si haute idée de la valeur morale de cette jeune femme que son attitude pendant cette triste soi

TOME XCVIII.

1872.

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rée. Frappée en plein vol de bonheur, elle était tombée sans un cri, sans une plainte, en voilant sa blessure: elle avait montré devant lui cette exquise pudeur de la souffrance, si rare chez son sexe. Il lui en savait d'autant plus de gré qu'il était profondément ennemi de ces démonstrations pathétiques et turbulentes dont la plupart des femmes ne manquent pas de saisir avidement l'occasion, quand elles ont la bonté de ne pas la faire naître.

III.

M. de Lucan était depuis plusieurs mois le mari de Clotilde quand le bruit se répandit dans le monde que Me de Trécœur, cet ancien diable incarné, allait prendre le voile dans le couvent du faubourg Saint-Germain où elle s'était retirée quelque temps avant le mariage de sa mère. Ce bruit était fondé. Julia avait d'abord subi avec peine la discipline et les observances auxquelles les simples pensionnaires de la communauté devaient elles-mêmes se soumettre; puis elle avait été prise peu à peu d'une ferveur pieuse dont on était forcé de tempérer les excès. Elle avait supplié sa mère de ne pas mettre obstacle à la vocation irrésistible qu'elle se sentait pour la vie religieuse, et Clotilde avait difficilement obtenu qu'elle ajournât cette résolution jusqu'à l'accomplissement de sa seizième année.

Les relations de Mme de Lucan avec sa fille depuis son mariage étaient d'une nature singulière. Elle venait à peu près chaque jour la visiter, et en recevait toujours de vifs témoignages d'affection; mais sur deux points, et les plus sensibles, la jeune fille était demeurée impitoyable: elle n'avait jamais consenti ni à rentrer sous le toit maternel, ni à voir le mari de sa mère. Elle avait même été longtemps sans faire la moindre allusion à la situation nouvelle de Clotilde, qu'elle affectait d'ignorer. Un jour enfin, sentant la gêne intolérable d'une telle réserve, elle prit son parti, et, fixant sur sa mère son regard étincelant: - Eh bien! es-tu heureuse au moins? dit-elle.

- Comment veux-tu, dit Clotilde, puisque tu hais celui que j'aime?

- Je ne hais personne, reprit sèchement Julia. Comment va-t-il, ton mari?

Dès ce moment, elle s'informa régulièrement de M. de Lucan sur un ton de politesse indifférente; mais elle ne prononçait jamais sans hésitation et sans un malaise évident le nom de l'homme qui tenait la place de son père.

Cependant elle venait d'avoir seize ans. La promesse de sa mère avait été formelle. Julia était libre désormais de suivre sa vocation, et elle s'y préparait avec une ardeur impatiente qui édifiait la com

munauté. Me de Lucan exprimant un matin devant sa mère et son mari les angoisses qui lui serraient le cœur pendant ces derniers jours de sursis: - Pour moi, ma fille, dit la baronne, je t'avouerai que je presse de tous mes vœux le moment que tu redoutes... L'existence que tu mènes depuis ton mariage ne ressemble à rien d'humain; mais ce qui en fait le principal supplice, c'est la lutte que tu soutiens contre l'obstination de cette enfant... Eh bien! quand elle sera religieuse, il n'y aura plus de lutte, ce sera plus net au cœur, et remarque bien que vous ne serez pas en réalité plus séparées que vous ne l'êtes, puisque la maison n'est pas cloîtrée, j'aimerais autant qu'elle le fût, quant à moi; mais enfin elle ne l'est pas...Et puis, pourquoi s'opposer à une vocation que je regarde véritablement comme providentielle? Dans l'intérêt même de cette enfant, tu devrais te féliciter de la résolution qu'elle a prise... J'en appelle à ton mari... Voyons, je vous demande un peu, mon cher monsieur, ce qu'on pourrait attendre d'une organisation pareille, si elle était une fois déchaînée dans le monde? Elle y ferait des ravages!.. Vous savez quelle tête elle a,... un volcan! Et notez bien, mon ami, que c'est une vraie odalisque à l'heure qu'il est... Il y a longtemps que vous ne l'avez vue; vous n'imaginez pas comme elle s'est développée... Moi, qui m'en régale deux fois la semaine, je vous affirme que c'est une vraie odalisque, et avec cela mise comme une déesse... Elle est si bien faite d'ailleurs... Il lui faut un rien... Vous lui jetteriez un rideau sur le corps avec une fourche, elle aurait l'air de sortir de chez Worth!.. Tenez, demandez à Pierre ce qu'il en pense, lui qui a l'honneur de ses bonnes grâces!

M. de Moras, qui entrait au même instant, partageait en effet avec un très petit nombre d'amis de la famille le privilége d'accompagner quelquefois Clotilde au couvent de Julia.

Eh bien! mon bon Pierre, reprit la baronne, nous parlions de Julia, et je disais à ma fille et à mon gendre qu'il était vraiment très heureux qu'elle voulût bien être une sainte, attendu qu'autrement elle mettrait Paris en combustion.

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ment.

Parce que? demanda le comte.

Parce qu'elle est belle comme le péché !

Mais sans doute, elle est très bien, dit le comte assez froide

La baronne étant allée faire quelques courses avec Clotilde, M. de Moras resta seul avec Lucan. Il me semble vraiment, lui dit-il, qu'on est bien dur pour cette pauvre Julia.

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-Sa grand'mère en parle comme d'une créature perverse!.. Et qu'est-ce qu'on lui reproche, après tout? Son culte pour la mémoire de son père ! Il est excessif, soit; mais la piété filiale, même exa

gérée, n'est pas un vice, que je sache. Ses sentimens sont exaltés; qu'importe, s'ils sont généreux? Est-ce une raison pour la vouer aux dieux infernaux et la plonger dans les oubliettes?

- Mais vous êtes étrange, mon ami, je vous assure, dit Lucan. Qu'est-ce qui vous prend? à qui en avez-vous? Vous n'ignorez pas que Julia entre en religion de son plein gré, que sa mère en est désolée, et qu'elle n'a rien épargné pour l'en détourner. Quant à moi, je n'ai aucune raison de l'aimer : elle m'a causé et me cause encore de grands chagrins; mais vous savez assez que j'étais prêt à la recevoir comme ma fille, si elle eût daigné nous revenir...

-Oh! je n'accuse ni sa mère ni vous, bien entendu, c'est la baronne qui m'irrite; elle est absurde, elle est dénaturée! Julia est sa petite-fille après tout, et elle jubile, elle jubile positivement à la pensée de la voir religieuse!

Ma foi! je vous déclare que je suis tout près de jubiler aussi. La situation est trop pénible pour Clotilde; il faut en finir, et comme je ne vois pas d'autre dénoûment possible...

Mais je vous demande pardon, il y en aurait un autre.
Et lequel?

Vous pourriez la marier.

Bon! comme c'est vraisemblable!.. A qui?

Le comte se rapprocha de Lucan, le regarda en face, et souriant avec embarras : A moi, dit-il.

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Mon cher, reprit le comte, vous voyez que j'ai un pied de rouge sur les joues, ménagez-moi. Il y a longtemps que je voulais aborder avec vous cette question délicate, mais le courage me manquait; puisque je l'ai enfin trouvé, ne me l'ôtez pas.

Mon cher ami, dit Lucan, laissez-moi d'abord me remettre, car je tombe des nues. Comment! vous êtes amoureux de Julia? -Extraordinairement, mon ami.

Non! il y a quelque chose là-dessous; vous avez découvert ce moyen de la rapprocher de nous, vous voulez vous sacrifier pour le repos de la famille.

Je vous jure que je ne songe pas du tout au repos de la famille, je songe au mien, qui est fort troublé, car j'aime cette enfant avec une violence de sentimens que je ne connaissais pas. Si je ne l'épouse, je ne m'en consolerai de ma vie.

A ce point-là? dit Lucan ébahi.

Mon cher, c'est une chose terrible, reprit M. de Moras. Je suis absolument épris; quand elle me regarde, quand je touche sa main, quand sa robe me froisse, je sens courir des philtres dans mes veines. J'avais entendu parler de ces sortes d'agitations, mais jamais je ne les avais éprouvées. Je vous avoue qu'elles me ravissent;

en même temps elles me désespèrent, car je ne puis me dissimuler qu'il y a mille chances pour que cette passion soit malheureuse, et il me semble vraiment que j'en porterai le deuil tant que mon cœur battra.

Quelle aventure! dit Lucan, qui avait repris toute sa gravité. C'est très sérieux, cela, très ennuyeux... — Il fit quelques pas à travers le salon, absorbé dans des réflexions qui paraissaient d'une nature assez sombre. Julia connaît-elle vos sentimens? dit-il

tout à coup.

- Très certainement non. Je ne me serais pas permis de les lui apprendre sans vous prévenir. Voulez-vous me faire l'amitié d'être mon interprète auprès de sa mère?

- Mais,... oui,... très volontiers, dit Lucan avec une nuance d'hésitation qui n'échappa point à son ami.

Vous pensez que c'est inutile, n'est-ce pas? dit le comte avec un sourire contraint.

-Inutile... Pourquoi?

D'abord il est bien tard.

— Il est un peu tard, sans doute. Julia est bien engagée; mais je me suis toujours un peu défié de sa vocation... D'ailleurs, dans ces imaginations tourmentées, les résolutions les plus sincères de la veille deviennent aisément les dégoûts du lendemain.

- Mais vous doutez que... que je lui plaise?

Pourquoi ne lui plairiez-vous pas? Vous êtes plus que bien de votre personne... Vous avez trente-deux ans... Elle en a seize... Vous êtes un peu plus riche qu'elle... Tout cela va très bien.

Enfin pourquoi hésitez-vous à me servir?

Je n'hésite point à vous servir; seulement je vous vois très amoureux, vous n'en avez pas l'habitude, et je crains qu'un état si nouveau pour vous ne vous pousse un peu vite à une détermination aussi grave que le mariage. Une femme n'est pas une maîtresse... Bref, avant de faire une démarche irrévocable, je voudrais vous prier de bien réfléchir encore.

Mon ami, dit le comte, je ne le veux pas, et je crois très sincèrement que je ne le peux pas. Vous connaissez mes idées. Les vraies passions ont le dernier mot, et je ne suis pas sûr que l'honneur même soit contre elles un argument très solide. Quant à leur opposer la raison, c'est une plaisanterie... D'ailleurs, voyons, Lucan, qu'y a-t-il de si déraisonnable dans le fait d'épouser une personne que j'aime? Je ne vois pas qu'il soit absolument nécessaire de ne pas aimer sa femme... Eh bien! puis-je compter sur vous?

Complétement, dit Lucan en lui prenant la main. J'ai fait mes objections; maintenant je suis tout à vous. Je vais parler à Clotilde dans un moment. Elle doit aller voir sa fille dans l'après-midi...

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