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faveur au détriment de leurs cadets. Pour ne parler que de Ruy Blas, jamais l'antithèse n'a été plus outrée, plus impérieuse, plus réduite à sa simple expression. Le sujet est connu, certains vers de cette pièce sont dans toutes les mémoires. Un laquais aime une reine et s'en fait aimer, «ver de terre amoureux d'une étoile. » Ce laquais a des sentimens de roi; cette reine, reine d'Espagne, d'un pays où on laissait périr la reine par respect plutôt que de lui toucher la main, elle aime un homme qui a porté la livrée, elle l'aimera sous sa livrée dans le transport final du drame, dans les notes suprêmes de l'air favori de ce tragique obstiné. La livrée règne sans partage dans cette pièce, que nous appellerions singulière, si ce n'était d'une singularité toujours la même. Quand Ruy Blas la dépouille afin d'obéir à son maître don Salluste, qui le veut donner pour amant à la reine et se venger ainsi d'une offense, c'est le maître qui à son tour l'endosse, sous le prétexte qu'étant disgracié il ne pourrait entrer à la cour, mais réellement par le motif que cette impatientante livrée doit être en perspective dans toutes les allées du drame. Quand le maître l'a rejetée, Ruy Blas, sans nécessité ou plutôt contre toute nécessité, la reprend. Il sait qu'il doit mourir, et cette idée ne lui donne pas la liberté; il se drape dans cette livrée comme un héros grec dans sa chlamyde. Il faut bien que le sujet soit toujours sous les yeux, et le sujet, c'est un habit rouge avec des galons jaunes. Ne dites pas que cet homme capable d'inspirer de l'amour à une reine, que ce ministre, un grand ministre même, ne peut pas se méconnaître au point de se faire valet. A quoi bon remarquer aussi que Ruy Blas est à la fois assez puissant pour enlever, pour supprimer don Salluste, assez outragé pour le tuer, comme il le fait d'ailleurs quelques heures plus tard? Vous feriez disparaître le sujet, l'antithèse, qui est tout, qui est M. Victor Hugo lui-même. Il s'est attaché à cette idée centrale du contraste, et il tourne autour. Il a lié son génie à ce pieu comme un cheval de guerre d'excellente race qui ne peut tondre d'un pré que la longueur de la corde qui le tient enchaîné.

Ce n'était donc pas ici une opiniâtreté stérile qui faisait parler Gustave Planche; l'obstination n'était pas de son côté. Nous voudrions à notre tour expliquer d'où vient que cette nature si féconde s'est renfermée comme à plaisir dans un cercle étroit. Qui ne se souvient de ces préfaces par lesquelles M. Hugo se plaît à compromettre ses œuvres? Tout le monde a lu celle qui accompagne Ruy Blas, et il a fallu le secours de ces lignes pour découvrir dans la pièce les hautes idées philosophiques et humanitaires que l'auteur y voit. Ses idées sur l'essence du drame, nous les avions devinées sans qu'il prît le soin de nous les faire connaître. Nous avons donc pour appui non-seulement son œuvre, mais son commentaire. M. Hugo confond absolument le dramatique avec le théâtral. Les idées ne comptent pour lui que lorsqu'elles se voient; les émotions n'existent que pour les yeux. Il définit lui-même

l'action « le plaisir des yeux. » Est-ce un mauvais tour joué par l'antithèse à son jugement? n'est-ce qu'une fantaisie de l'expression? Ne le croyez pas. Cet étrange artiste ne voit dans le drame qu'un tissu de contrastes placés sous le regard de la foule. Par exemple, comment représente-t-il le combat intérieur de la reine qui s'éprend d'amour pour un inconnu, mais qui ne voudrait pas trahir son devoir? I place à gauche un prie-Dieu aux pieds d'une statue de la Vierge, voilà le devoir, et à droite une lettre, un morceau de dentelle déchirée et sanglante sur une table, voilà l'amour; elle passe de ce côté à l'autre successivement. Est-ce là une situation dramatique ou simplement un contraste théâtral?

Poursuivons. Ruy Blas, affublé par son maître, l'homme noir, l'homme aux combinaisons infernales, du nom très noble de don César de Bazan, comte de Garofa, est devenu premier ministre en six mois, grâce à l'amour de la reine, amour que nous ne connaissons que par ouï-dire. Apparemment les deux amans ne se sont pas parlé. Le laquais homme d'état a passé ces six mois à monter les degrés du pouvoir et cependant à fuir la reine. Ils se rencontrent enfin au sortir d'un conseil de ministres, mais comment? Elle apparaît quand il a renvoyé les conseillers. Elle sort d'une cachette pratiquée dans le mur, connue d'elle seule; les murs de M. Hugo sont toujours à surprise. Elle arrive après le discours patriotique dont nous avons parlé, occasion propice pour déclarer son amour. Dans la vie ordinaire, disons mieux, dans la vie humaine, et c'est là une de ses beautés, l'amour ne se croit jamais sûr, même dans une reine, surtout dans une reine. Songez-y, qu'a-t-il fait cet homme pour lui persuader qu'il l'aime? Il a mis des fleurs bleues sur un banc, il a risqué un billet et laissé un bout de dentelle sanglant; pauvre jeune homme! il s'est égratigné la main aux pointes de fer du mur, grande preuve d'amour pour une reine! Après cela, elle n'a pas même besoin de l'entendre. Sans doute il y a de nobles cœurs de femme qui s'éprennent d'amour pour le génie, pour la grandeur du caractère, encore fautil qu'elles se sachent aimées. La reine au moment où elle sort de sa cachette pour faire sa déclaration n'en sait vraiment pas le premier mot. Son ministre fait avec elle assaut de protestations amoureuses. Il a du génie parce qu'il l'aime,

Et que pour la sauver il sauverait le monde!

un vers qui est vaste assurément, mais qui contient peu de sens. Après de telles paroles, nous ne devons plus tant nous moquer des madrigaux qui remplissaient l'ancienne tragédie; mais les détails, qui d'ailleurs ne manquent ni d'esprit, ni d'imagination, ne doivent pas nous arrêter. Voilà l'unique scène d'amour d'une pièce dont l'amour est le pivot: elle est motivée par un beau discours de politique prononcé par un laquais qui vient de rejeter la livrée, voilà le contraste; elle est amenée par un personnage qui sort du mur, voilà le coup de théâtre. Est-ce bien là

une situation dramatique? Où sont les passions dont le conflit nous saisit et nous captive? Où est ce silence profond qui annonce à leur début les situations d'un véritable drame, quand le spectateur sent sur lui le poids d'un problème moral qui se pose? Dans cette reine qui apparaît, je vois du théâtre, et quand, pour finir, elle dépose le plus gravement du monde un baiser sur le front de son ministre, du théâtre encore.

Dans la scène qui suit, don Salluste, qui juge que sa vengeance contre la reine est enfin mûre, que le temps est venu d'en savourer le fruit, fait crouler l'édifice de bonheur de ce laquais homme de génie. Avec lui, c'est la livrée qui revient, pis encore, c'est la trame perfide, abominable, où doit tomber sans retour la femme aimée. Le coup de théâtre est ici légitime, parce qu'il est en même temps une situation; mais comment est-elle développée? A ce grand d'Espagne, à ce premier ministre, à cet homme « plus haut que le roi, » puisqu'il en a tout le pouvoir et qu'il est aimé de la reine, don Salluste, reprenant son droit de maître, ordonne de fermer la fenêtre, de ramasser son mouchoir, et Ruy Blas, reprenant sa bassesse de laquais, ramasse le mouchoir et ferme la fenêtre. Direz-vous qu'il n'y a pas de livrée, pas d'engagement, pas de billet signé qui tienne? Vous oubliez le contraste, l'antithèse, vous oubliez M. Hugo. Ce travail, fait rapidement sur quelques scènes, pourrait être poussé d'un bout à l'autre de la pièce. Il n'y a pas moins de douze coups de théâtre dans Ruy Blas. N'insistons pas: on doit comprendre ce que nous avons dit, « que pour lui le dramatique était le théâtral, »> ce qu'il a dit lui-même : « l'action est le plaisir des yeux. »

Ces réflexions suffisent pour expliquer non-seulement pourquoi M. Hugo, hors de la poésie proprement dite, a vécu, si l'on peut dire, d'antithèses morales, mais encore pourquoi tous ses drames se ressemblent. Quoi de plus limité que les contrastes qu'on peut ainsi placer sous les yeux? Il n'y a d'illimité que la nature morale; l'infini est dans l'âme humaine. M. Hugo, sur la scène au moins, semble entièrement la méconnaître. Et pourtant elle est la source des vraies larmes, de la pitié vraiment humaine, de la terreur vraiment digne d'un être libre. Ce qui parle aux yeux, ce qui frappe l'imagination peut faire frémir; mais il ne va pas jusqu'au cœur. L'émotion qu'il a su répandre en certaines pages de poésie d'une incomparable beauté est presque toujours absente du théâtre de M. Hugo. Est-ce à dire que les hommes assemblés, que la foule, comme il disait autrefois quand son langage était désintéressé, est-ce à dire que la foule ne saurait être prise que par les yeux, par je ne sais quelle curiosité ou quelle terreur, mais toujours matérielles l'une et l'autre? Il se plaît, on le sait, à répéter qu'il a charge d'âmes; mais à ces âmes, pour lesquelles il montre un intérêt religieux, ne devrait-il pas rappeler un peu plus qu'elles existent? Ah! que j'aime bien mieux le poète qui écrivait ceci :

Malheureux l'insensé dont la vue asservie

Ne sent point qu'un esprit s'agite dans la vie!

Mortel, il reste sourd à la voix du tombeau;

Sa pensée est sans aile, et son cœur est sans flamme,

Car il marche, ignorant son âme,

Tel qu'un aveugle errant qui porte un vain flambeau.

M. Hugo le connaît, ce poète-là; si par hasard celui qui disait si bien était entré dans les détours obscurs du théâtre, pourquoi donc aurait-il éteint son flambeau? Si M. Hugo avait fait Ruy Blas en consultant un peu l'âme humaine, il aurait vu que le sujet, comme drame, n'existe pas, qu'il est du ressort de la comédie, et que sa pièce est un jeu d'esprit exécuté contre les objections de notre nature, par une main dont nul ne conteste la puissance. Nous ne songeons pas ici à la comédie des Précieuses ridicules, dont le sujet est le même, une vengeance tirée de deux coquettes par deux prétendus qui conspirent pour leur faire faire la cour par leurs valets. Le rapprochement, si notre mémoire ne nous trompe, a été fait par un ami, par un disciple fidèle. La comparaison est piquante; mais on objecte, ce qui est vrai, que l'amour dans les Précieuses ridicules est une plaisanterie.

M. Hugo se serait à coup sûr aperçu de l'impossibilité où il s'engageait, s'il était habitué à partir de l'étude des caractères et des passions pour arriver au sujet et au plan de ses drames; c'est justement la marche contraire qu'il suit. Il part de ses contrastes, de son antithèse, pour arriver à ses caractères. Ruy Blas a visiblement pris naissance d'un rapprochement entre une livrée de laquais et un diadème de reine. Disons même que le poète ne semble pas avoir une idée plus juste des passions et des caractères que de l'action. Qu'on nous cite seulement dans son théâtre une passion largement développée, un caractère sérieusement approfondi. Ouvrez de nouveau cette préface de Ruy Blas vous y voyez que l'auteur, qui définissait l'action le plaisir des yeux, définit les caractères et les passions par ce mot unique, le style. On s'en doutait bien déjà. Il suffit d'entendre les discours de Ruy Blas, de la reine, de don Salluste, pour s'assurer de ce que la préface avoue ingénument; ici une tirade très brillante d'amour dévoué, là une autre gracieusement mignarde d'amour ingénu, plus loin une troisième toute pétrie de désirs de vengeance et de noirceur. Sous le prétexte que les pensées du cœur s'expriment par la parole, et que, malgré ses fautes de goût, M. Hugo parle toujours avec éclat, sa conscience d'artiste se repose là-dessus, persuadée qu'il y a là des peintures réelles de caractères et de passions. LOUIS ÉTIENNE.

C. BULOZ.

LE

ROI LEAR DE LA STEPPE

Pendant une soirée d'hiver, nous étions une demi-douzaine d'amis réunis chez un ancien camarade de l'université. On se mit à causer de Shakspeare, des personnages de ses pièces, de la façon profonde et puissante dont chaque type est saisi dans les entrailles de la nature humaine. Nous admirions surtout leur étonnante vérité; chacun de nous nommait des Othello, des Hamlet, des Falstaff, voire des Richard III et des Macbeth, - ces derniers, bien entendu, par simple hypothèse, -parmi les personnes que le hasard lui avait fait connaître. Et moi, messieurs, s'écria notre hôte, j'ai connu

un roi Lear.

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J'ai passé mon enfance et ma première jeunesse à la campagne, dans un domaine de ma mère, riche propriétaire du gouvernement de X... L'impression la plus frappante qui me soit restée de ce temps déjà lointain, c'est la figure de notre plus proche voisin, un certain Martin Pétrovitch Kharlof. Il eût été difficile que cette impression s'effaçât, car dans toute ma vie je n'ai plus rencontré rien de pareil. Imaginez un homme d'une taille gigantesque. Sur un corps énorme était plantée, un peu de travers et sans nulle apparence de cou, une tête monstrueuse; une masse de cheveux cmmêlés d'un jaune grisonnant la surmontait, partant presque des sourcils ébouriffés. Sur le vaste espace de ce visage, rougi par le hâle, s'avançait un puissant nez épaté et s'ouvraient de petits yeux bleus d'une expression très hautaine, ainsi qu'une bouche fort peTOME XCVIII. 15 MARS 1872.

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