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n'aime pas,... elle aimera,... elle aimera un jour,... et si ce n'était pas moi! Si elle donnait à un autre tout ce qu'elle me refuse!.. Mon ami, ajouta le comte, dont les beaux traits pâlirent, je la tuerais de ma main !

Amoureux! dit Lucan, et moi, je ne suis plus rien alors?

Vous, mon ami? dit Moras avec émotion,... vous voyez ma confiance! Je vous livre des faiblesses honteuses... Ah! pourquoi ai-je jamais connu un autre sentiment que celui de l'amitié! Elle seule rend tout ce qu'on lui donne, elle fortifie au lieu d'énerver; c'est la seule passion digne d'un homme... Ne m'abandonnez jamais, mon ami; vous me consolerez de tout.

La cloche qui annonçait l'heure du déjeuner les rappela au château. Julia se disait fatiguée et souffrante. A l'abri de ce prétexte, son humeur silencieuse, ses réponses plus que sèches aux questions polies de Lucan, passèrent d'abord sans éveiller l'attention de sa mère et de son mari; mais pendant le reste de la journée, et parmi les divers incidens de la vie de famille, le ton agressif de Julia et ses façons maussades à l'égard de Lucan s'accentuèrent trop fortement pour n'être pas remarqués. Toutefois, comme Lucan avait la patience et le bon goût de ne pas sembler s'en apercevoir, chacun garda pour soi ses impressions. Le dîner fut ce jour-là plus sérieux qu'à l'ordinaire. La conversation tomba vers la fin du repas sur un terrain brûlant, et ce fut Julia qui l'y amena, sans d'ailleurs penser à mal. Elle épuisait sa verve railleuse sur un bambin de huit à dix ans, fils de la marquise de Boisfresnay, lequel l'avait fort agacée la veille en promenant dans le bal sa suffisante petite personne, et en se lançant agréablement comme une toupie dans les jambes des danseurs et dans les robes des danseuses. La marquise se pâmait de joie devant ces délicieuses espiègleries. Clotilde la défendit doucement en alléguant que cet enfant était son fils unique. Ce n'est pas une raison pour faire cadeau à la société d'un drôle de plus, dit Lucan.

Au reste, reprit Julia, qui s'empressa de n'être plus de son propre avis dès que son beau-père en était, il est parfaitement reconnu que les enfans gâtés sont ceux qui tournent le mieux.

Lucan.

Il y a bien au moins quelques exceptions, dit froidement

Je n'en connais pas, dit Julia.

Mon Dieu! dit le comte de Moras sur un ton de conciliation, à tort ou à raison, c'est fort la mode aujourd'hui de gâter les enfans. - C'est une mode criminelle, dit Lucan. Autrefois on les fouettait, et on en faisait des hommes.

- Quand on a ces dispositions-là, dit Julia, on ne mérite pas d'avoir des enfans... et on n'en a pas! ajouta-t-elle avec un regard

direct qui aggravait encore l'intention désobligeante et même cruelle de ses paroles.

M. de Lucan devint très pâle. Les yeux de Clotilde s'emplirent de larmes. Julia, embarrassée de son triomphe, sortit de la salle. Sa mère, après être restée quelques minutes le visage caché dans ses mains, se leva et alla la rejoindre.

-Ah çà! mon cher, dit M. de Moras dès qu'il se trouva seul avec Lucan, que s'est-il donc passé entre vous la nuit dernière?.. Vous m'aviez bien dit quelque chose de cela tantôt,... mais j'étais si absorbé dans mes préoccupations égoïstes que je n'y ai pas pris garde... Enfin, que s'est-il passé ?

-Rien de grave. Seulement j'ai pu me convaincre qu'elle ne me pardonnait pas de tenir une place qui, suivant elle, n'aurait jamais dû être remplie.

Que me conseillez-vous, George? reprit M. de Moras. Je ferai ce que vous voudrez.

-

- Mon ami, dit Lucan en lui posant doucement les mains sur les épaules, ne vous offensez pas; mais la vie commune dans ces conditions devient bien difficile. N'attendons pas quelque scène irréparable. A Paris, nous pourrons nous voir sans inconvénient. Je vous conseille de l'emmener.

Si elle ne veut pas?

Je parlerais ferme, dit Lucan en le regardant dans les yeux; j'ai à travailler ce soir, cela se trouve bien. A bientôt, mon ami. M. de Lucan s'enferma dans sa bibliothèque. Une heure plus tard, Clotilde vint l'y trouver. Il put voir qu'elle avait beaucoup pleuré; mais elle lui tendit son front avec son plus doux sourire. Pendant qu'il l'embrassait, elle murmura simplement à voix basse :

Pardon pour elle! - Et la charmante créature se retira à la hâte en dissimulant son émotion.

Le lendemain, M. de Lucan, levé comme de coutume d'assez grand matin, travaillait depuis quelque temps près de la fenêtre de la bibliothèque, qui s'ouvrait à une faible hauteur sur le jardin. Il ne fut pas médiocrement surpris de voir apparaître le visage de sa belle-fille entre les lianes de chèvrefeuille qui s'enlaçaient au feuillage de fer du balcon - Monsieur, dit-elle de sa voix chantante, êtes-vous bien occupé ?

:

Mon Dieu, non! répondit-il en se levant.

C'est qu'il fait un temps divin, reprit-elle. Voulez-vous venir vous promener avec moi?

- Mon Dieu, oui.

Eh bien! venez... Dieu! ça sent bon, ce chèvrefeuille! - Et elle en arracha quelques fleurs qu'elle jeta par la fenêtre à Lucan avec un éclat de rire. Il les fixa dans sa boutonnière en faisant le

geste d'un homme qui ne comprend rien à ce qui se passe, mais qui d'ailleurs n'en est pas fâché.

Il la trouva en fraîche toilette du matin, piaffant sur le sable de son pied léger et impatient. — Monsieur de Lucan, lui dit-elle gaîment, ma mère veut que je sois aimable pour vous, mon mari le veut, le ciel aussi, je suppose; c'est pourquoi je le veux également, et je vous assure que je suis très aimable quand je m'en donne la peine,... vous verrez ça!

Est-il possible? dit Lucan.

-Vous verrez, monsieur!.. répondit-elle en lui faisant avec toutes ses grâces une révérence théâtrale.

- Et où allons-nous, madame?

- Où il vous plaira,... dans les bois, à l'aventure, si vous voulez. Les collines boisées étaient si rapprochées du château qu'elles bordaient d'une frange d'ombre un des côtés de la cour. M. de Lucan et Julia s'engagèrent dans le premier sentier qui se présenta devant eux; mais Julia ne tarda point à quitter les chemins frayés pour marcher au hasard d'un arbre à l'autre, s'égarant à plaisir, battant les fourrés de sa canne, cueillant des fleurs ou des feuillages, s'arrêtant en extase devant les bandes lumineuses qui rayaient cà et là les tapis de mousse, franchement enivrée de mouvement, de plein air, de soleil et de jeunesse. Elle jetait à son compagnon tout en marchant des mots de gracieuse camaraderie, des interpellations folles, des moqueries d'enfant, et faisait retentir les bois de la mélodie de son rire.

Dans son admiration pour la flore sauvage, elle avait peu à peu récolté un véritable fagot dont M. de Lucan acceptait la charge avec résignation : s'apercevant qu'il succombait sous le poids, elle s'assit sur les racines d'un vieux chène pour faire, dit-elle, un triage dans tout ce pêle-mêle. Elle prit alors sur ses genoux le paquet d'herbes et de fleurs, et se mit à rejeter tout ce qui lui parut d'une qualité inférieure. Elle passait à Lucan, assis à quelques pas d'elle, ce qu'elle croyait devoir réserver pour le bouquet définitif, motivant gravement ses arrêts à chacune des plantes qu'elle examinait:

Toi, ma chère, trop maigre!.. toi, gentille, mais trop courte!.. toi, tu sens mauvais !.. toi, tu as l'air bête!.. - Puis venant brusquement à un autre ordre d'idées qui ne laissa pas d'inquiéter d'abord M. de Lucan : C'est vous, n'est-ce pas, lui dit-elle, qui avez conseillé à Pierre de me parler avec fermeté ?

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Moi! dit Lucan; quelle idée!

Ça doit être vous.

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Toi, poursuivit-elle en continuant de s'adresser à ses fleurs, tu as l'air malade, bonsoir!.. Oui, ça doit être vous... On vous croirait doux, à vous voir,.. et vous êtes très dur, très tyrannique...

-Féroce, dit Lucan.

Au reste, je ne vous en veux pas. Vous avez eu raison. Ce pauvre Pierre est trop faible avec moi. J'aime qu'un homme soit un homme... Il est pourtant très brave, n'est-ce pas?

Infiniment, dit Lucan. Il est capable de la plus extrême

énergie.

Il en a l'air, et cependant avec moi... c'est un ange.

- C'est qu'il vous aime.

Très probable!.. Il y a de ces fleurs qui sont curieuses... On dirait une petite dame, celle-ci!

J'espère bien que vous l'aimez aussi, mon brave Pierre?
Très probable encore.

Et pourquoi l'aimerais-je ?

Après une pause, elle secoua la tête :

Belle question! dit Lucan; mais parce qu'il est parfaitement digne d'être aimé, parce qu'il a tous les mérites, l'intelligence, le cœur et même la beauté,... enfin parce que vous l'avez épousé. - M. de Lucan, voulez-vous que je vous fasse une confidence? Je vous en prie.

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Ce voyage d'Italie a été très mauvais pour moi.

Comment cela?

Avant mon mariage, figurez-vous que je ne me croyais pas laide précisément, mais je me croyais ordinaire.

Oui,... eh bien?

Eh bien! en me promenant en Italie, à travers tous ces souvenirs et tous ces marbres si admirés, je faisais d'étranges réflexions... Je me disais qu'après tout ces princesses et ces déesses du monde antique qui rendaient fous les bergers et les rois, pour lesquelles éclataient les guerres et les sacriléges, étaient à peu près des personnes dans mon genre. Alors m'est venue l'idée fatale de ma beauté. J'ai compris que je disposais d'une puissance exceptionnelle, que j'étais une chose sacrée qui ne devait pas se donner à un prix vulgaire, qui ne pouvait être que la récompense,... que sais-je? d'une grande action... ou d'un grand crime!

Lucan resta un moment interdit par l'audacieuse naïveté de ce langage. Il prit le parti d'en rire: Mais, ma chère Julia, dit-il, faites attention: vous vous trompez de siècle... Nous ne sommes plus au temps où l'on se mettait en guerre pour les beaux yeux des dames... Au reste, parlez-en à Pierre il a tout ce qu'il faut pour vous fournir la grande action demandée; quant au crime, je crois que vous devez y renoncer.

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- Croyez-vous? dit Julia. C'est dommage, ajouta-t-elle en éclatant de rire. Enfin vous voyez, je vous dis toutes les folies qui me passent par la tête... C'est aimable, ça, j'espère? C'est extrêmement aimable, dit Lucan. Continuez.

- Avec ce précieux encouragement, monsieur!.. dit-elle en se levant et en achevant sa phrase par une révérence; mais pour le moment allons déjeuner. Je vous recommande mon bouquet. Tenez les têtes en bas... Marchez devant, monsieur, et par le plus court, je vous prie, car j'ai un appétit qui m'arrache des larmes.

Lucan prit le sentier qui menait le plus directement au château. Elle le suivit d'un pas agile, tantôt fredonnant une cavatine, tantôt lui adressant de nouvelles instructions sur la manière de tenir son bouquet, ou le touchant légèrement du bout de sa canne pour lui faire admirer quelque oiseau perché sur une branche.

Clotilde et M. de Moras les attendaient, assis sur un banc devant la porte du château. L'inquiétude peinte sur leur visage se dissipa au bruit de la voix rieuse de Julia. Dès qu'elle les aperçut, la jeune femme enleva le bouquet à Lucan, accourut vers Clotilde, et, lui jetant dans les bras sa moisson de fleurs: - Ma mère, dit-elle, nous avons fait une délicieuse promenade... Je me suis beaucoup amusée, M. de Lucan aussi,... et de plus il a beaucoup profité dans ma conversation... Je lui ai ouvert des horizons!.. (Elle décrivit avec la main une grande courbe dans le vide, pour indiquer l'immensité des horizons qu'elle avait ouverts à M. de Lucan.) Puis, entraînant sa mère vers la salle à manger et aspirant l'air avec force :-Oh! cette cuisine de ma mère! dit-elle. Quel arome!

Cette belle humeur, qui mit le château en fête, ne se démentit pas de toute la journée, et, chose inespérée, elle persista le lendemain et les jours suivans sans altération sensible. Si Julia nourrissait encore quelques restes de ses farouches ennuis, elle avait du moins la bonté de les réserver pour elle et d'en souffrir seule. Plus d'une fois encore on la vit revenir de ses excursions solitaires, le front soucieux et l'oeil sombre; mais elle secouait ces dispositions équivoques dès qu'elle se retrouvait en famille, et n'avait plus que des grâces. Elle en avait surtout pour M. de Lucan, envers qui elle sentait apparemment qu'elle avait beaucoup à réparer. Elle absorbait même son temps sans beaucoup de discrétion, et le mettait un peu trop souvent en réquisition pour des promenades, des dessins de tapisserie, de la musique à quatre mains, quelquefois pour rien, simplement pour le déranger, se plantant devant ses fenêtres, et lui posant à travers ses lectures des séries de questions burlesques. Tout cela était charmant: M. de Lucan s'y prêtait avec complaisance, et n'avait pas d'ailleurs grand mérite.

La baronne de Pers vint sur ces entrefaites passer trois jours chez sa fille. Elle fut informée aussitôt avec détails du changement miraculeux qui s'était opéré dans le caractère de Julia et dans sa manière d'être à l'égard de son beau-père. Témoin des gracieuses attentions qu'elle prodiguait à M. de Lucan, Mne de Pers eut des

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