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facile, là tout près, le long de la falaise... J'ai envie de le prendre pour éviter cette ennuyeuse côte.

- N'en faites rien, croyez-moi, dit Lucan; un chemin très facile pour les gens du pays peut l'être beaucoup moins pour vous.

Après une nouvelle conférence avec son pêcheur : - Il dit, reprit Julia, qu'il n'y a vraiment aucun danger, et que les enfans montent et descendent par là tous les jours. Il va me conduire jusqu'au bas du sentier, je n'aurai plus qu'à monter tout droit... Dites à ma mère que je serai là-haut avant vous.

--

Votre mère va mourir d'inquiétude.

Dites-lui qu'il n'y a aucun danger.

Lucan, renonçant à lutter plus longtemps contre une volonté qui devenait impatiente, s'approcha du domestique qui portait les châles et l'album de Julia; il le chargea de rassurer Clotilde et M. de Moras, qui avaient déjà disparu dans les angles de la route; puis, retournant à Julia :- Quand vous voudrez, dit-il.

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Le vieux pêcheur les précéda en suivant le pied des falaises. Au sortir de la baie sablonneuse, le rivage était encombré d'écueils aux crêtes aiguës, de gigantesques fragmens de roche, qui rendirent leur marche très pénible. Quoique la distance fût courte, ils étaient déjà brisés de fatigue quand ils arrivèrent à la naissance du sentier, qui parut à Lucan et peut-être à Julia elle-même beaucoup moins. sûr et commode que le pêcheur ne le prétendait. Ni l'un ni l'autre d'ailleurs ne voulut faire d'objections. Après quelques recommandations dernières, leur vieux guide se retira, fort satisfait de la générosité de Lucan. Tous deux commencèrent alors résolûment l'escalade de la falaise, qui, sur ce point de la côte, connue sous le nom de côte de Jobourg, domine l'Océan d'une hauteur de trois cents pieds.

Au début de leur ascension, ils rompirent le silence qu'ils avaient gardé jusqu'à ce moment pour échanger sur un ton de plaisanterie quelques brèves observations sur les agrémens de ce sentier de chèvres; mais les difficultés réelles et même alarmantes du chemin ne tardèrent pas d'absorber toute leur attention. La légère trace frayée disparaissait par instans sur la roche nue ou sous quelque éboulement de terrain. Ils avaient peine à en retrouver le fil rompu. Leurs pieds hésitaient sur les parois polies de la pierre ou sur l'herbe rase et comme savonneuse. Il y avait des momens où ils se sentaient sur une pente presque verticale, et, s'ils voulaient s'arrêter pour reprendre haleine, les grands espaces ouverts sous leurs yeux, l'étendue infinie, l'éblouissement métallique de la mer, leur causaient une impression de vertige et de flottement. Bien que le

ciel fût bas et couvert, une chaleur lourde et orageuse pesait sur eux, et accélérait le mouvement de leur sang. Lucan marchait en avant avec une sorte d'ardeur fiévreuse, se retournant de temps à autre pour jeter un regard sur Julia, qui le suivait de près, puis levant la tête pour chercher quelque point de station, quelque plateforme sur laquelle on pût respirer un instant avec sécurité. Audessus de lui comme au-dessous, c'était la falaise à pic et parfois surplombante. Tout à coup Julia l'appela d'un ton d'angoisse: — Monsieur! monsieur ! je vous prie,... ma tête tourne!

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Il redescendit vivement de quelques pas, au risque de se précipiter, et lui saisissant la main avec force: Allons! allons! dit-il en souriant; qu'est-ce que c'est donc?.. une vaillante personne comme vous!

Il faudrait des ailes! dit-elle faiblement.

Lucan se remit aussitôt à gravir le sentier, soutenant et traînant à demi Julia presque évanouie.

Il eut enfin la joie de poser le pied sur une projection de terrain, d'étroite esplanade, adossée au rocher. Il y attira avec effort Julia toute palpitante. La tête de la jeune femme fléchit et se posa sur la poitrine de Lucan. Il entendait ses artères et son cœur battre avec une effrayante violence. Peu à peu cette agitation se calma. Elle souleva lentement sa tête, entr'ouvrit ses longs cils, et le regardant d'un œil enivré: - Je suis si heureuse!.. murmura-t-elle; je voudrais mourir là!

Lucan l'écarta de lui brusquement à la longueur de son bras, puis, la ressaisissant tout à coup et l'enlaçant étroitement d'un geste terrible, il jeta un regard trouble sur elle, un autre sur l'abîme. Elle crut certainement qu'ils allaient mourir. Une légère pâleur passa sur ses lèvres, qui sourirent; sa tête se renversa à demi: — Avec vous,... dit-elle, quelle joie!

Au même instant, un bruit de voix se fit entendre à peu de distance au-dessus d'eux. Lucan reconnut la voix de Clotilde et celle du comte. Son bras se détendit soudain, et se détacha de la taille de Julia. Il lui montra sans parler, mais d'un signe impérieux, le sentier qui tournait autour du rocher.

- Sans vous alors! dit-elle d'un accent doux et fier. Et elle monta.

Deux minutes après, ils étaient sur le plateau de la falaise, racontant à Clotilde les périls de leur ascension, qui expliquèrent suffisamment leur trouble visible. Ils le crurent du moins.

Dans la soirée de ce même jour, Julia, M. de Moras et Clotilde se promenaient après le dîner sous les charmilles du jardin. M. de Lucan, après leur avoir tenu compagnie quelque temps, venait de se retirer sous prétexte de quelques lettres à écrire. Il ne demeura

que peu d'instans dans sa bibliothèque, où les voix des promeneurs frappaient son oreille et agitaient son esprit. Le désir de la solitude absolue, du recueillement, peut-être aussi quelque sentiment bizarre et inavoué, le conduisirent dans cette Allée aux Dames, marquée pour lui d'un ineffaçable souvenir. Il y marcha longtemps à pas lents, dans l'ombre profonde que la nuit tombante achevait alors d'y répandre. Il voulait consulter son âme, pour ainsi dire, face à face, sonder en homme sa pensée jusqu'au fond. Ce qu'il y découvrit l'épouvanta. C'était une ivresse folle que la saveur du crime exaltait. Devoir, loyauté, honneur, tout ce qui se dressait devant sa passion pour y faire obstacle en exaspérait la fureur. La Vénus païenne lui mordait le cœur, et y faisait couler ses poisons. L'image de la fatale beauté était là sans trêve, dans son cerveau brûlant, devant ses yeux troublés; il en respirait avidement malgré lui la langueur, les parfums, le souffle.

-

Le bruit d'un pas léger sur le sable suspendit sa marche. Il entrevit à travers l'obscurité une forme blanche qui venait. C'était elle. Par un mouvement à peine réfléchi, il se jeta dans l'angle obscur d'un de ces piliers massifs qui soutenaient les ruines sur le revers du bois. Un fouillis de verdure y redoublait les ténèbres. Elle passa, le front penché, de sa démarche souple et rhythmée. Elle alla jusqu'au petit étang qui recevait les eaux du ruisseau, rêva quelques minutes sur le bord, et revint. Une seconde fois elle passa devant la ruine sans lever les yeux, et comme profondément absorbée. Lucan restait persuadé qu'elle n'avait pas soupçonné sa présence, quand tout à coup elle retourna un peu la tête sans interrompre sa marche, et elle jeta derrière elle ce seul mot: adieu! d'un ton si doux, si musical, si douloureux, qu'on eût dit une larme tombée sur un cristal sonore.

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Cette minute était suprême. C'était une de ces minutes où la vie d'un homme se décide pour l'éternel bien ou pour le mal éternel. M. de Lucan le sentit. S'il cédait à l'attrait de passion, de vertige, de pitié, qui le poussait avec une violence presque irrésistible sur les traces de cette belle et malheureuse femme, - qui allait le précipiter à ses pieds, sur son cœur, il comprit qu'il était une âme à jamais perdue et désespérée. Ce crime, dût-il rester ignoré de tous, le séparait à jamais de tout ce qu'il avait eu jusque-là de respecté, de sacré, d'inviolable: il n'y avait plus rien pour lui sur la terre ni dans le ciel; il n'y avait plus ni foi, ni probité, ni honneur, ni ami, ni Dieu! Le monde moral tout entier s'évanouissait dans ce seul instant.

Il accepta l'adieu, et n'y répondit pas. La forme blanche s'éloigna et s'effaça bientôt dans les ténèbres.

La soirée de famille se passa comme de coutume. Julia, pâle,

soucieuse et hautaine, travailla en silence à sa tapisserie. Lucan remarqua qu'elle embrassait sa mère, en la quittant, avec une effusion extraordinaire.

Il ne tarda point à se retirer lui-même. Assailli des plus redoutables appréhensions, il ne se coucha pas. Vers le matin seulement, il se jeta sur son lit. Il était environ cinq heures, et l'aube naissait à peine quand il crut entendre marcher avec précaution sur le tapis du corridor et de l'escalier. Il se releva. Les fenêtres de sa chambre s'ouvraient sur la cour. Il vit Julia la traverser, habillée comme pour monter à cheval. Elle entra dans les écuries, et en sortit quelques instans après. Un domestique lui amena son cheval et l'aida à y monter. Cet homme, habitué aux allures un peu excentriques de la jeune femme, ne vit apparemment rien d'alarmant dans ce caprice de promenade matinale.

M. de Lucan, après quelques minutes de réflexions agitées, prit sa résolution. Il se dirigea vers la chambre du comte de Moras. A sa vive surprise, il le trouva levé et habillé. Le comte, en voyant entrer Lucan, parut frappé d'un profond étonnement. Il attacha sur lui un regard pénétrant et visiblement troublé. — Qu'y a-t-il donc? dit-il enfin d'une voix basse et émue.

- Rien de sérieux, j'espère, répondit Lucan. Cependant je suis inquiet... Julia vient de sortir à cheval... Vous l'avez sans doute vue et entendue comme moi, puisque vous êtes debout?

— Oui, dit Moras, qui avait continué de regarder Lucan avec un air d'indicible stupeur; oui, répéta-t-il, se remettant avec peine, et je suis vraiment aise, très aise de vous voir, mon ami. - En prononçant ces simples paroles, la voix de Moras s'embarrassa; un voile humide passa sur ses yeux. - Où peut-elle aller à cette heure? reprit-il avec sa fermeté d'accent accoutumée.

-Je ne sais;... quelque fantaisie nouvelle, je pense; mais enfin elle m'a paru plus étrange depuis quelque temps, plus sombre, et je suis inquiet. Essayons de la suivre, si vous voulez.

-Allons, mon ami, dit le comte d'un ton froid après une pause d'hésitation bizarre.

Ils sortirent tous deux du château, emportant leurs fusils de chasse pour laisser croire qu'ils allaient, suivant une habitude assez fréquente, tirer des oiseaux de mer. Au moment de prendre une direction, M. de Moras consulta Lucan du regard. Je ne vois de danger, dit Lucan, que du côté des falaises;... quelques paroles qui lui ont échappé hier me font craindre que le péril ne soit là; mais avec son cheval elle est forcée de faire un long détour... En traversant les bois, nous y serons avant elle.

Ils s'engagèrent sous la futaie, à l'ouest du château, et y marchèrent en silence d'un pas rapide. Ce chemin les conduisait direc

tement sur le plateau des falaises qu'ils avaient visitées la veille. Les bois poussaient de ce côté une pointe irrégulière dont les derniers arbres touchaient presque au bord même de la falaise. Comme ils approchaient, en accélérant le pas fébrilement, de cette lisière extrême, Lucan s'arrêta tout à coup: -Écoutez! dit-il. - Le bruit du galop d'un cheval sur un sol dur se faisait entendre distinctement. Ils coururent. Un talus d'une faible élévation séparait le bois du plateau. Ils le franchirent à demi en s'aidant des branches pendantes; masqués eux-mêmes par les broussailles et le feuillage, ils eurent alors sous les yeux un spectacle saisissant: à peu de distance, sur leur gauche, Julia arrivait d'une course folle; elle longeait la ligne oblique des bois, paraissant se diriger en droite ligne vers le bord de la falaise. Ils crurent d'abord le cheval emporté; mais ils virent qu'elle lui cravachait les flancs pour hâter encore son allure. Elle était alors à une centaine de pas des deux hommes, et elle allait passer devant eux. Lucan s'élançait pour se précipiter de l'autre côté du talus, quand la main de M. de Moras s'abattit violemment sur son bras et le maintint... Ils se regardèrent... Lucan fut stupéfait de la profonde altération qui avait subitement contracté le visage du comte et creusé ses yeux; il lut en même temps dans son regard fixe une douleur immense, mais une résolution inexorable. Il comprit qu'il n'y avait plus de secret entre eux. Il obéit à ce regard, qui n'avait d'ailleurs pour lui, il le sentit, qu'une expression de confiance et de supplication amicale. Il saisit de sa main crispée la main de son ami, et resta immobile. Le cheval passa à quelques pas comme un trait, le poitrail blanc d'écume, tandis que Julia, belle, gracieuse et charmante encore à ce moment terrible, bondissait légèrement sur la selle.

A quelques pieds de la coupure de la falaise, le cheval, sentant l'abîme, se déroba brusquement et marqua un demi-cercle. Elle le ramena sur le plateau, reprit du champ, et, le poussant de la cravache et de la voix, elle le lança de nouveau vers l'effrayant précipice. L'animal refusant encore ce formidable obstacle, la jeune femme, les cheveux dénoués, l'œil étincelant, la narine ouverte, le retourna et le fit reculer peu à peu sur l'arête de la falaise. Le cheval, fumant, cabré, se levait presque droit et se dessinait de toute sa hauteur sur le ciel gris du matin. - Lucan sentit les ongles de M. de Moras entrer dans sa chair. - Enfin le cheval fut vaincu : ses deux pieds de derrière quittèrent le sol et rencontrèrent l'espace. Il se renversa, ses jambes de devant battirent l'air convulsivement. L'instant d'après, la falaise était vide. Aucun bruit ne s'était fait. Dans ce profond abîme, la chute et la mort avaient été silencieuses.

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OCTAVE FEUillet.

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