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LA FAMILLE

ET

LA LOI DE SUCCESSION EN FRANCE

I. L'Organisation de la famille, par M. Le Play. - II. L'Organisation du travail, par le même.

I.

A cette question : quel est l'état de la famille en France? on ne trouverait peut-être pas deux réponses qui ne présentent des points d'opposition très marqués. Écoutez les uns, la famille est dans une situation plus satisfaisante et à tous égards qu'elle ne l'était dans le passé; les autres ne mettent pas en doute qu'elle ne soit en pleine décadence. Sur ces mots mêmes de décadence et de progrès, combien il s'en faut qu'on s'entende! On s'accorde encore moins quand il s'agit de remonter aux causes du mal, étant admis qu'il existe. Enfin quelle diversité dans les remèdes qu'on indique! Voici des esprits que le sort de la famille préoccupe vivement, et qui accusent de la désorganiser notre régime de succession, c'est-à-dire la loi qui oblige le père de famille à partager ses biens, après sa mort, à peu près par égales portions entre ses enfans. Y a-t-il dans ces plaintes quelque chose de fondé? Le bruit qui s'est fait depuis quelques années autour de cette question, les pétitions adressées aux chambres pour appuyer ces griefs et pour demander une réforme qui serait motivée par de hautes considérations morales, des publications nombreuses, quelques-unes récentes, l'assurance enfin que la discussion sera reprise, donnent à une telle recherche autant d'opportunité qu'elle présente d'importance en elle-même.

Avant de parler chez nous de la nature et de l'étendue des remèdes, il faudrait d'abord s'assurer de la réalité du mal. Les affirmations des optimistes et des pessimistes ne sauraient être prises pour des preuves. On pourrait répéter indéfiniment, soit que nous valons mieux que nos pères en cela, comme en bien d'autres choses, soit que nous valons moins, sans que la question fit un pas. De tels jugemens sommaires et contradictoires ont, entre autres défauts, cet inconvénient, qu'ils varient souvent du jour au lendemain. Aux temps de prospérité, on s'attribue toutes les supériorités; au lendemain des revers, on se couvre la tète de cendres. L'ancien régime aussi a eu ses plaies. La famille n'en fut pas exempte du moins faut-il reconnaître que les principes qui la maintiennent restaient intacts. On y croyait, même en s'en écartant. Qui pourrait dire que cette foi n'a pas subi d'altération? La littérature a-t-elle sur ce point reflété la société, ou est-ce la société qui a reflété la littérature? Il serait plus vrai de dire qu'elles se sont servi d'image et d'écho l'une à l'autre. Et qu'on ne prétende pas que c'est là un fait général, européen. Il faut l'avouer, c'est un fait français. Rien de pareil ne se voit en Amérique, en Allemagne, en Angleterre. La littérature, notamment chez les Anglais et les Américains, est tout imprégnée des sentimens de famille; elle n'a rien perdu de ce caractère depuis Walter Scott et Cooper. Dickens a pu faire révolution dans le roman sans modifier ce point essentiel; loin de là, le culte du foyer a un charme plus pénétrant dans les livres de ce romancier, même les plus hardis au point de vue social. Ce qui semble à nos écrivains terne, prosaïque, souvent insupportable dans le ménage, se recouvre, aux yeux des auteurs américains ou anglais, d'une douce teinte de poésie.

Nous voudrions, par des traits précis, indiquer ce qui nous paraît vrai dans les critiques adressées à la famille en France. Défionsnous un peu de ces condamnations en masse portées à la légère. Il y a lieu de se demander si ce qu'on reproche à la société ne serait pas le fait d'une minorité, laquelle d'ailleurs peut être nombreuse. Au sein de cette société française, qui présente les différences les plus saillantes dans les élémens dont elle se compose, il importe de distinguer entre les classes. La société, trop de personnes l'oublient, ne se renferme pas dans le cercle d'une élite de fortune ou de naissance; cette façon aristocratique de désigner, comme on le faisait autrefois, par ce mot la minorité la plus riche et la plus éclairée ne saurait avoir cours sous notre régime de démocratie. Ce qu'il y a de compliqué dans l'idée de la société est une raison de plus de ne pas se laisser aller à ces arrêts inflexibles et uniformes qui s'adaptent mal aux réalités.

Consultons les faits. Il y a certainement en France, à Paris, dans

toutes nos villes, un très grand nombre de familles excellentes. L'affection plus vive, plus cordiale, n'ôte rien au respect dépouillé de la froideur et de la solennité du cérémonial d'autrefois. Combien de mères par exemple nous voyons prendre leurs devoirs au sérieux autant, plus peut-être, que cela ne s'est vu à aucune époque! Combien de pères envoient leurs fils, plus tendrement aimés qu'en des temps où l'intimité était moins habituelle, exposer leur vie quand le sol du pays est envahi ou quand la sédition descend en armes dans la rue! Les liens des frères et des sœurs, l'esprit de secours mutuel entre parens, l'absence d'humeur processive, tous ces traits de la famille unie se présentent aujourd'hui sous nos yeux. Malheureusement tout n'est pas là.

Les classes riches et aisées ne manquent pas de familles qui ressemblent trop peu au modèle que nous venons de décrire; le relâchement de la discipline et du respect s'y manifeste assez souvent par des symptômes fâcheux. Nous croyons pourtant que le mal est plus grand dans les classes populaires. A côté de l'esprit de travail, d'économie, de dévoûment, qui trouve place là aussi dans une foule d'intérieurs modestes, dont plusieurs sont admirables, combien de fois la famille ouvrière se présente en France imparfaite, existant à peine ou altérée et dégradée! Pour beaucoup, les causes du mal ne sont que trop faciles à découvrir, et on ne sera pas tenté d'accuser la loi de succession de produire de mauvais effets chez des gens qui n'ont rien et qui ne reçoivent pas le moindre héritage. La misère, l'exiguïté des logemens, un entassement voisin de la promiscuité, aussi peu conforme aux règles de la morale que de l'hygiène, la mère travaillant au dehors, les enfans dispersés, exposés à toutes les tentations de l'atelier et de la manufacture, le père fayant cet intérieur sans air, sans lumière, sans intimité, demandant aux distractions du dehors, à la débauche, à l'ivresse surtout, les seuls plaisirs qu'il comprenne, voilà un tableau qu'on a souvent tracé, et dont l'exactitude est irrécusable. On a eu le tort pourtant d'accuser trop exclusivement la misère. Il est de notoriété que les conditions économiques du salaire et de l'existence se sont sensiblement améliorées dans les classes ouvrières. Il s'en faut que leur état moral en ait ressenti toujours une favorable influence. Les preuves que le foyer domestique n'en a pas profité, comme cela aurait pu et dû être, éclatent sous toutes les formes, accroissement des unions illicites, augmentation des naissances illégitimes, des enfans abandonnés, développement du libertinage. Les économistes qui ont comparé l'état de la famille ouvrière avant et depuis 1789 concluent souvent que le nombre des familles offrant des conditions supérieures de moralité et de bien-être s'est plutôt accru. Reste à savoir si une minorité très nombreuse ne s'est pas

dépravée davantage. Aux mauvaises pratiques se sont jointes les mauvaises doctrines. La propagande matérialiste et révolutionnaire agit là comme ailleurs; elle attaque tous les principes de religion et de morale, elle détruit tous les freins. Toute une littérature de romans et de drames s'adresse à la fantaisie maladive. La famille, dans de pareilles conditions, risque de devenir elle-même un instrument de dépravation. A la vue d'un père qui oublie sa femme, ses enfans, et qui leur montre l'image de l'autorité paternelle dégradée, que peut-elle être, si ce n'est l'école du mépris précoce et de la corruption irréparable? Et si la seule ou la principale instruction qui pénètre dans cet intérieur par les parens eux-mêmes ou que les enfans reçoivent au dehors consiste en sophismes, en négations, en appels faits aux passions et aux sens, à quel degré d'abaissement et de désordre n'arrivera-t-on pas!

La dernière guerre et la commune n'ont-elles pas jeté un triste jour sur cet état de la famille dans la classe ouvrière et dans cette partie de la bourgeoisie qui s'en rapproche? Peut-on absolument séparer de cet état la fièvre d'indiscipline et de révolte qui s'est si vite manifestée dans les rangs de l'armée et de la jeune garde mobile? N'a-t-on pas été péniblement frappé d'une grossièreté de manières qui souvent ne faisait que traduire un brutal orgueil? D'où venait cette immoralité trop fréquente? d'où venait cette fureur d'impiété haineuse qui préludait dès le début de la guerre par des symptômes peu équivoques, et qui allait aboutir sous la commune de Paris à la profanation des églises et au massacre des prêtres et des religieux? Ces jeunes hommes, était-on tenté de se demander, avaient-ils un père, une mère, un foyer, une famille? avaient-elles un père et une mère, ces pétroleuses qui ont reproduit avec plus de laideur et d'atrocité les tricoteuses de la révolution que notre confiance trop naïve dans l'adoucissement des mœurs rejetait dans les bas-fonds de l'histoire, d'une histoire à jamais finie, disions-nous? Il ne subsiste que deux suppositions possibles: ou bien ces jeunes gens, ces enfans trop souvent, qu'on trouve mêlés à toutes les révolutions et qui sont les premiers à paraître dès qu'il y a un pavé à soulever, ou bien ces jeunes gens, à peine arrivés à leur complet développement physique et déjà mûrs pour toutes les sortes de cynisme et de cruauté, avaient reçu de la famille même les germes de cette corruption prématurée, ou bien la famille n'avait pas eu une action suffisante pour combattre ces germes funestes, et alors comment ne pas constater tout au moins son déplorable état de faiblesse?

Dans nos populations rurales aussi, la famille laisse souvent fort à désirer. Sur bien des points de la France, elle est visiblement en souffrance. Sans qu'il soit vrai de dire en général que la population diminue, elle n'y augmente pas selon sa proportion normale; la

cause en est dans une stérilité systématique et calculée. On y regarde les enfans comme une charge, on veut jouir, augmenter son bien-être, transmettre (et voici que nous touchons déjà par un de ses côtés à la loi de succession) tout son petit domaine arrondi, s'il se peut, à un seul héritier. On a peur surtout de le voir morcelé entre un trop grand nombre. Cela ne va pas sans bien des désordres. Trop souvent le crime se place à côté du vice. Le vol, l'assassinat, commis sur les proches par un mobile de cupidité dégénéré en fureur, en féroce monomanie, sont plus fréquens dans les campagnes que dans les villes. Les vieillards y sont traités sans égards, souvent sans pitié. On trouve qu'ils vivent trop longtemps. Des pères infirmes, jugés bons à rien, puisqu'ils n'accroissent plus la fortune et n'apportent plus même la part de travail nécessaire à leur entretien, excitent par leur obstination à ne pas mourir l'impatience avide de leurs héritiers, qui savent que, de quelque manière qu'on les traite, la part qui leur revient de ces biens par héritage ne leur saurait manquer. Un tel tableau fait honteusement tache au milieu d'une civilisation brillante infatuée d'elle-même.

Enfin on signale un manque fâcheux de tradition. Combien de fils succèdent à leurs pères aujourd'hui ? Croit-on que ce soit sans préjudice, même moral? L'hérédité, ce fait qui permet au fils de continuer la personne du père, selon la forte expression du droit romain, est quelque chose de moins matériel que l'héritage; elle suppose toute sorte d'attaches morales. Les ôter ou les affaiblir, c'est mutiler la famille comme influence éducatrice. Comment cette influence serait-elle complète, si le fils ne continue que rarement son père dans l'exercice de sa profession, dans l'exploitation de son entreprise, dans la propriété et dans l'aménagement de sa terre? Le foyer, vrai symbole de stabilité, ne doit pas être renversé à chaque génération; autrement attendez-vous à n'avoir plus que des existences jetées à tous les vents, forces isolées ne formant plus que des associations passagères, accidentelles, cherchant le succès tantôt dans les révolutions, tantôt dans ces âpres efforts où l'intrigue et l'improbité risquent de tenir plus de place que le travail. Combien aussi, à côté de ces luttes brutales où du moins se déploie une certaine énergie, combien, par le même fait de l'affaiblissement des traditions et des fortes disciplines, de volontés amollies, de caractères sans nerf, de cœurs sans ardeur, remplaçant le dévoùment par l'égoïsme, les pures affections par le plaisir, les devoirs sévères de la vie par le culte épicurien du bien-être!

Voilà comment on se trouve amené à rattacher l'état de la famille à la loi de succession. Y eût-il exagération dans les griefs qu'on élève contre elle, il suffit que cette influence soit réelle en partie,

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