Sidor som bilder
PDF
ePub

Je suis encore obligé d'interrompre la narration pour faire remarquer qu'il avait si bien mangé, que dans sa pétition, il dit que l'élixir qu'il prit, quad il eut ses coliques, lui fit rendre tout ce qu'il avait mangé et bu dans la journée.

« Je m'assis une minute dans la chambre du roi, qui me présenta lui-même un siège, en s'excusant de la peine qu'il m'avait donnée; il me pria de vouloir bien compter deux millions en doubles louis, que nous divisâmes en quatre sacs de cuir. Tandis que par complaisance je me prêtais à faire ces compte, je vis Durey transportant des liasses de papier que je jugeai destinées à être mises dans l'armoire secrète; en effet, l'argent n'était qu'un prétexte pour détourner mon attention. Je suis certain que les papiers seuls furent cachés. »

Voilà encore un tableau qui n'est là que pour l'effet. Ainsi le roi a assez de confiance dans Gamain pour l'associer à un secret qui peut le perdre; quand il arrive, il lui dit qu'il ne balançait pas à mettre dans ses mains le sort de sa personne et de sa famille, et lorsque le travail est terminé, que l'armoire est posée, il s'amuse à lui faire compter deux millions en pièces d'or pour détourner son attention de papiers que l'on porte dans cette armoire! Comme si le roi n'avait pas pu renvoyer tout de suite Gamain, et se donner le temps de placer les papiers sans être vu, et comme si Gamain lui-même ne savait pas que ce n'était point de l'argent, mais des papiers secrets qui pouvaient compromettre la personne du roi et sa famille, puisqu'il venait de le lui dire. Poursuivons:

« Le roi me proposa de souper au château avant de partir, mais je refusai par un sentiment de fierté qui s'indignait à l'idée de manger peut-être avec les valets; en outre, j'avais hâle de revoir ma femme et mes enfants. Je n'acceptai pas davantage l'offre qu'on me fit de me reconduire à Versailles; je craignais la livrée du roi et je me défiais de Durey. Pourquoi m'avait-on dissimulé le véritable usage de l'armoire de fer? »

Pourquoi donc, dirai-je, toutes ces craintes? pourquoi accuser de dissimulation le roi qui vient de lui confier le sort de sa personne et de sa famille ? c'est qu'il faut préparer la scène qui va suivre :

« Lorsque j'allais me retirer, la reine entra tout à coup par la porte masquée qui se trouvait au pied du lit du roi; elle tenait à la main une assiette, chargée d'une brioche et d'un verre de vin: elle s'avança vers moi, qui la saluai avec étonnement, parce que Louis XVI m'avait assuré que la reine ignorait la fabrication de

l'armoire. << Mon cher Gamain, » me dit-elle avec la voix la plus caressante, « vous avez chaud, mon ami! buvez ce verre de vin et

"

mangez ce gâteau, cela vous soutiendra du moins pour la route que < vous allez faire.» - Jela remerciai tout confus de cette prévoyance pour un pauvre ouvrier comme moi, et je vidai le verre à sa santé: elle me laissa remettre ma cravate et mon habit, que j'avais quittés pour travailler plus commodément. La brioche restait dans l'assiette que la reine avait déposée sur un meuble. Je la glissai dans ma poche au moment où le roi venait prendre congé de moi et m'exprimer encore sa reconnaissance. Je rapporterai du moins cette brioche à mes enfants, pensai-je en moi-même.

« Je sortis des Tuileries à la nuit close, il était environ huit heures du soir. »

Ainsi, au moment où Gamain semble se méfier de tout ce qui l'entoure, la reine apparaît tout à coup par un coup de théâtre. Séduit par sa voix caressante, il boit le verre de vin empoisonné, et emporte la brioche qu'elle lui présente traîtreusement. Je ne veux pas faire remarquer l'invraisemblance d'une pareille scène, je veux seulement signaler la différence du récit de la pétition et de celui-ci. Dans la pétition, Gamain est seul avec le roi, qui lui présente un verre de vin; ici c'est la reine. Comment, sur un fait aussi capital, peut-il y avoir une telle différence? Comment Gamain peut-il accuser tantôt le roi et tantôt la reine? Il faut nécessairemeut que l'un des deux récits soit faux, s'ils ne le sont pas tous les deux. Je ferai encore remarquer, car dans un pareil récit il est bon de signaler tout ce qui peut conduire à la vérité, que le 22 mai on est presque arrivé aux plus longs jours de l'année, et qu'à huit du soir la nuit est loin d'être close; mais il était nécessaire qu'il fit nuit pour la scène mélodramatique qui va se passer.

-

[ocr errors]

Gamain, sorti des Tuileries, prend à pied la route de Versailles. Arrivé au milieu des Champs-Elysées, il éprouve de violentes coliques. Bientôt ces coliques augmentent, d'affreuses douleurs déchirent ses entrailles; il ne peut plus marcher; il tombe, se roule dans la boue en poussant de grands gémissements. Une heure se passe ainsi sans recours; il va succomber, lorsque tout à coup une voiture s'arrête devant lui. Un riche Anglais en descend, et vient lui porter secours. Comme il y a des hasards heureux! Justement cet Anglais connaît Gamain, à qui il a quelques obligations, et qui lui a fait voir l'atelier de Louis XVI. On va chercher un élixir chez un apothicaire de la rue du Bac. Gamain vomit, revient à lui, et l'Anglais,

le plaçant dans sa voiture, le ramène à Versailles, où il arrive semblable à un cadavre.

« Le médecin, M. Lamayran, et le chirurgien, M. Voisin, furent appelés, continue Gamain; ils accoururent presque aussitôt et constatèrent les signes non équivoques du poison. Je fus interrogé à ce sujet et refusai de répondre. L'Anglais ne se sépara de moi qu'après avoir obtenu l'assurance que je ne périrais pas, du moins immédiatement. Cet homme bienfaisant revint souvent me voir durant ma convalescence. MM. Lameyran et Voisin passèrent la nuit auprès de mon lit, et les soins qu'ils me prodiguèrent, en me questionnant sur l'origine probable de mon empoisonnement, eurent un succès plus prompt qu'on ne pouvait l'attendre. Au bout de trois jours de fièvre, de délire et de douleurs inconcevables, je triomphai du poison, mais non pas sans en subir les terribles conséquences; une paralysie presque complète, qui n'a jamais été guérie tout à fait, une névralgie de la tête, et enfin une inflammation générale des organes digestifs, avec laquelle je suis condamné à vivre. Non-seulement j'avais persisté à cacher ma visite aux Tuileries, dans la journée du 22 mai, mais encore je priai l'Anglais de ne pas ébruiter l'aventure de notre rencontre nocturne aux Champs-Elysées, et je sommai le médecin et le chirurgien de s'abstenir de toute parole indiscrète sur la nature de mon mal. Je n'eus aucune nouvelle de Louis XVI, et en dépit du ressentiment qui couvait dans mon âme contre les auteurs présumés de cette odieuse trahison, je n'avouai pas encore à ma femme que j'avais été empoisonné.

« Mais la vérité vit le jour malgré moi, malgré mon silence: quelque temps après cette catastrophe, la servante, nettoyant l'habit que je portais le jour de mon accident, trouva dans la poche un mouchoir sillonné de tâches noirâtres et une brioche aplatie et déformée, que plusieurs jours d'oubli avaient rendue aussi dure qu'une pierre, la servante mordit une bouchée dans ce gâteau, qu'elle jeta ensuite dans la cour. Le chien mangea cette pâtissserie et mourut; la servante, qui n'avait sucé qu'une petite parcelle de la brioche, tomba dangereusement malade. Le chien ouvert par M. Voisin, la présence du poison ne fut pas douteuse, et une analyse chimique découvrit encore le poison dans le mouchoir qui avait conservé les traces de mes vomissements. La brioche seule contenait assez de sublimé corrosif pour tuer dix personnes. >>

Enfin voilà le poison trouvé. La brioche en contenait assez pour tuer dix personnes! La servante qui en a sucé une bouchée tombe dangereusement malade! Le chien qui l'a mangé meurt, et le poison se retrouve encore dans le mouchoir qui a reçu les vomissements! Mais alors, pourquoi, dans la pétition adressée à la Convention, se tenir dans le vague et ne pas indiquer des circonstances qui n'auraient laissé aucun

doute dans les esprits? C'est qu'il aurait fallu les faire constater dans le certificat des médecins, et que les médecins avaient bien voulu attester l'état de mauvaise santé de Gamain, mais ne se seraient pas prêtés à certifier un empoisonnement auquel ils ne croyaient pas.

Le poison trouvé dans la brioche et dans les restes des vomissements était, dit le récit, du sublimé corrosif (bi-chlorure de mercure). Qu'on me permette ici une observation scientifique. Lorsque l'on met, dans du vin rouge, une dose assez forte de sublimé corrosif pour produire l'empoisonnement, il se forme un précipité de couleur violacée, et le liquide acquiert une saveur âcre, métallique, très caractéristique, si désagréable qu'elle le fait immédiatement rejeter. Gamain a-t-il éprouvé rien de semblable? On lui présente un verre de vin: il l'avale tout entier, et il ne remarque aucun trouble dans ce vin, il ne se plaint pas de ce goût si caractéristique et si désagréable produit par la présence du poison. L'action du sublimé corrosif est presque instantanée : dans les expériences sur les animaux vivants, c'est quelques minutes après son ingestion que les symptômes se manifestent, et il en est de même chez les hommes qui s'empoisonnent par ce sel. Gamain ne s'aperçoit de rien au premier moment. Après avoir bu le vin, il se rhabille, sort tranquillement du palais, et ce n'est que quelques heures après, qu'il commence à ressentir les effets du poison.

» Enfin j'avais une certitude, continue le récit, enfin je connaissais l'empoisonnement, sinon les empoisonneurs; j'étais impatient de me venger, et je craignais de mourir auparavant. Je demeurai perclus de tous mes membres pendant cinq mois. Ce ne fut que le 19 novembre que je me trouvai en état de revenir à Paris. Je me transportai chez le ministre Rolland, qui me reçut aussitôt sur l'annonce d'un secret important à lui révéler. Je lui appris l'existence de l'armoire de fer, et je n'acceptai pas les récompenses qu'il m'offrit au nom de la Convention; ma vengeance me suffisait. Le lendemain l'armoire fut découverte; les papiers qu'elle renfermait furent déposés sur le bureau de la Convention. L'année suivante, Louis XVI et MarieAntoinette montèrent sur l'échafaud. »

Gamain reste per clus de tous ses membres, comme il l'avait déjà dit dans sa pétition, mais au lieu de neuf mois, il ne l'est plus ici que pendant cinq mois. Pourquoi cette différence? C'est qu'en accusant neuf mois de paralysie dans sa pétition, Gamain avait oublié que c'était au mois de novembre 1792,

six mois seulement après son empoisonnement, qu'il avait été dénoncer l'existence de l'armoire de fer; qu'à cette époque il fit plusieurs voyages à Paris, ce qu'il n'aurait pu faire s'il avait encore été perclus de ses membres; tandis que n'étant resté perclus que pendant cinq mois, on concevait bien que, six mois après l'empoisonnement, il ait pu aller trouver à Paris le ministre Roland. Mais Gamain oubliait, en faisant sa pétition et en racontant de nouveau sa fabuleuse histoire, que les registres du Conseil général de la commune de Versailles constatent que le 4 juin 1792, c'est-à-dire quelques jours après l'empoisonnement, ce même Gamain, si violemment malade et resté perclus de tous ses membres, assiste à la séance du Conseil, et prend part à ses discussions; qu'il assiste encore aux séances des 8, 17, 20 juillet et 22 août, et qu'enfin le 24 septembre il est chargé de la mission active de faire disparaître les signes de la royauté de tous les monuments publics de Versailles, mission que l'on n'aurait certes pas confiée à un homme paralysé.

Après toutes ces preuves de l'invraisemblance d'un empoisonnement, on pourrait encore se demander pourquoi Gamain, qui avait un si vif désir de vengeance contre les auteurs de l'attentat commis sur sa personne, n'en a parlé ni pendant le procès du roi, ni pendant celui de la reine, et ne l'a révélé que quand les royales victimes ne pouvaient plus en démontrer la fausseté? Et si Louis XVI voulait faire disparaître tous les dépositaires de son secret, que n'empoisonnait-il aussi Durey, ce garçon du château, l'aide de Gamain, qui joua un rôle si actif dans la confection de l'armoire de fer!

J'ai fait voir que la pétition adressée par Gamain à la Convention n'apportait aucune preuve de son empoisonnement par le roi; c'est évidemment pour donner plus de probabilité à cette accusation d'empoisonnement qu'a été faite la nouvelle version. Je crois avoir démontré, en suivant le récit pas à pas, que cette version, beaucoup plus romanesque, n'a pas plus de fon. dement que la première. La conclusion à tirer de cette étude, c'est qu'à un acte de lâcheté et d'ingratitude, Gamain a ajouté un crime, et qu'après avoir trahi son roi et son bienfaiteur, il l'a, ainsi que la reine, odieusement calomnié.

J. A. LE ROI.

« FöregåendeFortsätt »