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REVUE

8467

DES

DEUX MONDES

XLII ANNÉE. SECONDE PÉRIODE

TOME QUATRE-VINGT-DIX-HUITIÈME

PARIS

BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDE'S

RUE BONAPARTE, 17

JULIA DE TRÉCŒUR

I.

Tous ceux qui, comme nous, ont connu Raoul de Trécœur dans sa première jeunesse le croyaient destiné à une grande renommée. Il avait reçu des dons très remarquables, il reste de lui deux ou trois esquisses et quelques centaines de vers qui promettaient un maître; mais il était fort riche et avait été fort mal élevé il tourna vite au dilettantisme. Parfaitement étranger, comme la plupart des hommes de sa génération, au sentiment du devoir, il se laissa emporter à toutes guides par ses instincts, qui étaient, heureusement pour les autres, plus vifs que malfaisans. Aussi le plaignit-on généralement quand il mourut en pleine jeunesse pour avoir aimé sans discrétion tout ce qui lui était agréable. Le pauvre garçon, pauvre garçon, disait-on, n'avait fait de mal qu'à lui, ce qui d'ailleurs n'était pas exact. Trécœur avait épousé à vingt-cinq ans sa cousine Clotilde Andrée de Pers, honnête et gracieuse personne qui n'avait d'une mondaine que les élégances. Mme de Trécœur avait vécu avec son mari dans une région de tempêtes malsaines où elle se sentait dépaysée et comme dégradée. Il la tourmentait de ses remords presque autant que de ses fautes. Il la regardait avec raison comme un ange et pleurait à ses pieds quand il l'avait trahie, se désespérant d'être indigne d'elle, d'être victime de son tempérament et d'avoir vu le jour dans un siècle sans croyances. Il menaça un jour de se tuer dans le boudoir de sa femme, si elle ne lui pardonnait; elle lui pardonna naturellement. Toute cette partie dramatique troublait Clotilde dans sa vie résignée. Elle eût préféré un malheur plus tranquille et sans phrases.

Tous les amis de son mari avaient été amoureux d'elle et avaient fondé de grandes espérances sur son abandon; mais les maris infidèles ne font pas toujours les femmes coupables. C'est même souvent le contraire, tant ce pauvre monde est peu soumis aux lois

de la logique. Bref, Mme de Trécœur après la mort de son mari demeura sur la rive, épuisée et brisée, mais sans tache.

De cette triste union était née une fille, nommée Julia, que son père, malgré toutes les résistances de Clotilde, avait gâtée à outrance. On connaissait l'idolâtrie de M. de Trécœur pour sa fille, et le monde, avec sa mollesse de jugement habituelle, lui pardonnait volontiers sa vie scandaleuse en faveur de ce mérite, qui n'en est pas toujours un. Il n'est pas très difficile en effet d'aimer ses enfans; il suffit de n'être pas un monstre. L'amour qu'on leur porte n'est pas en lui-même une vertu : c'est une passion qui, comme toutes les autres, est bonne ou mauvaise, suivant qu'on en est le maître ou le valet. On peut même penser qu'il n'est point de passion qui puisse être plus que celle-là féconde pour le bien ou pour le mal. Julia paraissait magnifiquement douée; mais son naturel ardent et précoce s'était développé, grâce à l'éducation paternelle, comme en pleine forêt vierge, à tort et à travers. C'était une petite personne brune et pâle, souple, élancée, avec de grands yeux bleus, pleins de feu, des cheveux noirs en broussailles et des sourcils d'un arc superbe. Son air habituel était réservé et hautain; cependant elle déposait en famille ces apparences majestueuses pour faire la roue sur le tapis. Elle avait des jeux qu'elle inventait. Elle traduisait ses leçons d'histoire en petits drames mêlés de discours au peuple, de dialogues, de musique et particulièrement de courses de chars. Malgré sa mine sérieuse, elle était bouffonne à ses heures, et parodiait cruellement les gens qui ne lui plaisaient pas.

Elle montrait pour son père une prédilection passionnée, bizarrement combattue par les sentimens de pitié attendrie qu'inspiraient à son jeune cœur les tristesses de sa mère. Elle la voyait souvent pleurer; elle se jetait alors à ses pieds en peloton, et demeurait là pendant des heures immobile et muette, la regardant d'un œil humide et buvant de temps en temps une larme sur sa joue. Elle ne lui demandait jamais pourquoi elle pleurait. Elle avait apparemment saisi, comme beaucoup d'enfans, quelques échos des douleurs du foyer. Sans nul doute, sa vive intelligence se rendait compte des torts de son père; mais son père, ce beau cavalier, spirituel, généreux et fou, elle l'adorait, elle était fière d'être sa fille; elle palpitait de joie quand il la tenait sur son cœur. Elle ne pouvait ni le juger, ni le blâmer. C'était un être supérieur. Elle se contentait de plaindre et de consoler de son mieux cette créature douce et charmante qui était sa mère et qui souffrait.

Dans le cercle des relations de Mme de Trécœur, Julia passait simplement pour une petite peste. Les chères madames, comme elle les appelait, qui ornaient les jeudis de sa mère, se contaient l'une à l'autre avec amertume les scènes d'imitation comique dont l'enfant

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