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Isaac Massa: tel est le nom de l'auteur de ce document pour l'histoire de Russie que nous publions aujourd'hui pour la première fois.

L'adjonction du nom paternel au nom d'un individu est un usage aussi ancien que le monde et il était si général, dans les Pays-Bas, au 17e siècle, que ce nom ajouté remplaçait souvent le nom de famille lui-même. C'est ainsi que notre auteur est appelé quelquefois tout simplement Isaac Abrahamszoon (ou Abrahamssen), d'où vient enfin Isaac Abrahamszoon Massa (1), nom sous lequel il figure dans une des premières lettres des Etats-Généraux au Tsar de Russie (2). Ce qui nous fait aisément comprendre pourquoi en Russie, il n'est connu que sous ce nom (Исакъ Лбрамовь Масса). Pourtant, dans les écrits qui émanent de lui, il signe invariablement Isaac Massa, leçon d'après laquelle on doit rectifier l'orthographe fautive de plusieurs écrivains (3). Dans la souscription de la Descriptio, dans la deuxième édition de la Detectio freti, dont nous parlerons tout-à-l'heure, il nous apprend lui-même le lieu de sa naissance: il naquit à Haarlem, capitale de la province de la Hollande septentrionale (4). Cependant, on n'a pu découvrir dans les archives de la commune ou de l'église à Haarlem, aucune annotation relative à la naissance ou au baptême de Massa (5). Mais nous avons, heureusement, une donnée propre à déterminer la date de sa naissance. Le portrait de Massa a été peint par le célèbre Frans Hals, qui était également de Haarlem. A. Matham,

qui habitait aussi cette ville, en fit une gravure d'après le tableau. Cette estampe, extraordinairement rare, porte les inscriptions: Anno 1635 In Calis Massa - Aetatis suae 48. M. Fréderic Muller a trouvé, dans un album de cette époque, la devise In Calis Massa à côté d'un autographe de Massa. Donc, s'il avait atteint l'âge de 48 ans en 1635, il doit être né en 1587.

En présence du mutisme des archives de Haarlem, on pourrait se faire deux questions: Massa était-il juif ou d'origine israëlite, ou appartenait-il à la communion des Mennonites? Je crois pouvoir répondre négativement à toutes les deux.

Quant à la première, je constate que non seulement Massa, mais aussi ses parents, professaient la religion chrétienne. Dans la dédicace au prince Maurice de son Histoire des guerres de Moscovie, il rappelle non seulement qu'il a vu "les grandes tyrannies des Espagnols" mais aussi qu'il les a entendu raconter par ses parents qui en ont tant souffert et en souffrent encore." Plus loin, il nous apprend qu'il est "d'une maison honorable" d'origine noble, et qu'il appartient à cette race d'hommes pleins de zèle, qui se sont exilés loin de leurs amis et qui ont tout perdu pour cause de la religion."

"

Rapprochant ces témoignages de l'accent étranger de son nom, accent qui a déterminé l'historien G. F. Müller luimême à regarder Massa pour un italien, nous conjecturons qu'il appartenait à une famille noble italienne qui, dès les premiers temps de la Réforme, aurait abandonné le catholicisme, quitté l'Italie et se serait réfugiée dans les Pays-Bas. Cette supposition s'était déjà présentée à l'esprit de M. F. Muller (7) et elle reçoit quelque confirmation des passages que nous avons rapportés.

Mais que penser de la réunion de ces noms juifs Isaac et Abraham? On peut l'expliquer aisément, en songeant qu'on était alors au milieu des sanglantes persécutions du seizième siècle. Le protestantisme était une réaction du christianisme

biblique contre la tradition qui s'était toujours éloignée de plus en plus de la Bible, leur source commune. Dans les jours de sa naissance douloureuse, en rouvrant le livre des saintes Ecritures, il trouva à un haut dégré sa consécration prophétique dans le Vieux Testament. Fondé sur les principes de ce livre sacré, il remit en vigueur les noms, les idées et les préceptes bibliques et, dans cette réaction, il alla si loin, que Luther lui-même voulait remplacer le droit canonique par la législation de Moïse. A cette époque, au milieu d'une violente persécution, un père de famille qui pour sa foi "a quitté ses amis et perdu ses biens attend la naissance d'un nouveau rejeton: qu'y a-t-il de plus naturel que de le voir donner à cet enfant le nom du fils de la promesse" et de l'appeler l'Isaac d'un autre Abraham? C'était alors, plus que jamais, le temps de se tourner vers le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob."

Mais peut-être Massa était-il mennonite? Pas davantage. Dans sa dédicace au Stadhouder, nous venous de voir qu'il fait des instances pour obtenir un emploi, une fonction, afin "de pouvoir rendre service à la patrie, soit sur terre, soit sur mer." Cette demande ne concorde point avec les principes des vieux mennonites qui tenaient encore, à cette époque, à leur aversion traditionnelle pour toute charge. Mais bien plus: celui qui, connaissant à fond les conceptions dogmatiques qui agitèrent ce fier seizième siècle, voudra lire avec attention l'Histoire des Guerres, y découvrira sans grande peine les principes déterminants de l'église réformée, dans les observations morales de Massa. Le regard fixé sur les horreurs qu'il décrit, il parle de la tolérance et de la volonté de Dieu" avec toute la sévérité et la logique inflexible d'un ultracalviniste. Qu'il n'en parle point avec toute la clarté et avec les distinctions subtiles d'un théologien, nous le concédons pour un instant et cela ne doit pas nous étonner de la part d'un jeune marchand qui habite la Russie. Mais comme au milieu de ce vaste mouvement de la Réforme, les

idées fondamentales, l'esprit dominant des communions particulières se reflètent involontairement dans leurs membres, nous avons des preuves indubitables que Massa professait les principes du Calvinisme (8). C'est ainsi que s'explique plus clairement son attachement si vif pour Maurice qu'il regardait non seulement comme un héros à la guerre, mais encore comme un héros de la foi (9).

Dès sa jeunesse, Massa fut envoyé par ses parents à Moscou pour y apprendre le négoce." D'après un autre passage de l'Histoire sommaire, il était destiné au commerce de la soie: ce qui nous explique l'importance qu'il attache au commerce persan. Son arrivée en Russie doit avoir eu lieu vers 1600, car l'année suivante, il nous apprend les événements de Moscou, comme témoin oculaire. Il nous dit expressément qu'il y demeura huit ans, et pendant ce temps, il enregistra tout ce qu'il vit et tout ce qu'il apprit de remarquable concernant les événements qui se passaient en Russie. Mais la triste situation des affaires commerciales, le danger d'un plus long séjour dans cet empire, parmi les troubles qui y régnaient et qui mirent même sa vie en péril, l'obligèrent à quitter le pays.

La période historique que Massa eut l'occasion de décrire appartient à la partie la plus tragique de l'histoire de Russie. Après s'être courbée, pendant de longues et effroyables années, sous le joug sanglant d'un monstre, Ivan le Terrible, cet empire avait pu respirer quelques instants sous le règne du bon mais faible Fédor Ivanovitch, quand tout à coup on voit fondre sur lui, avec une incroyable rapidité, une série incessante de désastres. On voit d'abord un tigre ombrageux fouiller les entrailles de la Russie, pour en faire couler à flots le sang le plus noble; puis la majesté du trône s'obscurcir au point de ne conserver qu'une ombre de son éclat; un tartare ruse, Boris Godounoff, homme d'état sans conscience mais habile, se fait l'assassin de l'héritier légitime d'un trône sur lequel il s'assied lui-même, après l'avoir conquis par le meurtre, la fraude et l'hypocrisie: du haut de ce siége, il est

témoin des calamités indescriptibles dont une famine sans exemple couvrit le pays déjà si fortement éprouvé; plus tard, un imposteur ou une dupe eut à son tour la chance de se saisir de la couronne, pour la perdre bientôt dans un bain de sang; enfin, pour terminer ce drame lugubre, une série d'aventuriers se disputent le pouvoir avec acharnement. Entre tous les épisodes de l'histoire du monde, il n'en est point qui soient plus marqués de sang et de larmes, que l'histoire de Russie de la fin du seizième et du commencement du dix septième siècle.

Massa a été témoin oculaire de la plupart des événements qu'il décrit avec tant de naturel et de simplicité. Il a vu les horreurs de la famine (1602), l'entrée solennelle et peu après, l'enterrement du duc Jean de Danemark; il a vu l'ambassade de la Hanse (1603), le retour des soldats d'une des expéditions en Géorgie, l'envoyé autrichien venu à Moscou en 1604, les partisans du premier des faux Démétrius qui furent emmenés captifs dans la capitale en 1605; le somptueux cortège de Marine, la fiancée de Dmitri et les noces sanglantes qui suivirent peu après (1606); il vit même le cadavre du tsar assassiné et les artifices auxquels on eut recours pour prouver au peuple que Démétrius n'était plus en vie.

C'est ainsi que prit naissance L'histoire sommaire de l'origine et du commencement des guerres et des troubles de ce temps en Moscovie, sous le règne de divers souverains, jusqu'en l'année 1610 (par Isaac Massa de Haarlem). Nous devons nous abstenir ici d'un examen critique détaillé de ces mémoires: il trouvera sa place dans les notes que nous avons jointes au texte et il aura, pour premier résultat, une comparaison de l'ouvrage avec les documents contemporains qui sont la source de l'histoire de Russie à cette époque. L'exactitude, la véracité de Massa seront, de cette manière, mises hors de doute. Nous ferons seulement remarquer que le témoignage de Massa acquiert une importance plus haute encore quand nous songeons que, pendant son séjour en Russie, il

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