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et leurs lacs. L'imagination de Byron s'est exaltée dans la contemplation des spectacles les plus magnifiques que puissent étaler aux yeux l'Espagne et l'Italie, l'Orient et la Grèce ; sa poésie s'est teintée aux pays du soleil de chauds reflets et de couleurs éclatantes, et elle s'est élargie jusqu'à réfléchir l'immensité de l'Océan.

II

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L'individualisme implique naturellement une conception aristocratique de l'existence. On pose son moi en s'opposant aux autres hommes, mais on ne s'oppose qu'en se comparant, et il faudrait une vertu plus qu'humaine pour que la comparaison ne tournât pas à l'avantage de celui qui la fait. Ici encore, qu'on se rappelle les premières lignes des Confessions: « Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature, et cet homme, c'est moi. — Moi seul. Je sens mon cœur et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, du moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m'a jeté, c'est ce dont on ne peut juger qu'après m'avoir lu. » Et plus loin : « J'ai dévoilé mon intérieur tel que tu l'as vu toi-même, Être éternel. Rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes semblables... Que chacun d'eux découvre à son tour son cœur avec la même sincérité, et puis qu'un seul te dise, s'il l'ose: Je fus meilleur que cet homme-là. » De là à se croire « le meilleur et le plus juste des hommes 1», il n'y a qu'un pas, que Rousseau a franchi, et le cynisme même de certaines de ses confidences ne s'explique que par la certitude où il

1. Voir Rousseau juge de Jean-Jacques, IIIe dialogue, éd. citée, t. XIX, p. 61.

était de posséder une valeur morale telle que la révélation d'aucune tare de sa vie ne pouvait l'amoindrir.

Il avait mis son orgueil dans la vertu. D'autres, à défaut de vertu, mettront le leur dans la grandeur de leur génie, dans la violence de leurs passions, dans l'excès de leurs malheurs. Le sentiment d'une supériorité intime au niveau de laquelle rien ne saurait s'élever, la conviction que la terre n'offre rien qui soit digne de vous, de grandes facultés qui n'ont pas leur emploi, des passions fortes qui ne trouvent pas leur objet, d'où le désenchantement universel, l'incurable ennui de vivre, et la plaie secrète de l'égoïsme étalée comme un titre à l'admiration des hommes, ce mal dont ont souffert les premières générations du XIXe siècle, ç'a été le mal de René, avant d'être celui de Manfred et de Childe Harold. << Si tu souffres plus qu'un autre des choses de la vie, lui dit Chactas, il ne faut pas t'en étonner une grande âme doit contenir plus de douleurs qu'une petite 1. » Le bonheur est interdit à ces natures hautaines, mais dans leurs souffrances mêmes il y a une volupté : « On jouit de ce qui n'est pas commun, même quand cette chose est un malheur 2. » Chateaubriand, si on l'en croit, n'analysait cette <«<coupable mélancolie» et ses funestes jouissances que pour en détourner ses lecteurs 3. Après avoir longuement décrit, en y prodiguant toute la poésie de son style, l'état d'âme de son héros, il prétend tirer de cette peinture une leçon morale. Le père Souël, avec la rudesse d'un apôtre, déclare tout net à René qu'« on n'est pas un homme supérieur parce qu'on aperçoit le monde sous un jour odieux », et le bon Chactas essaye de lui persuader « qu'il n'y a de bonheur que dans les voies communes ». Réserves tardives, purement formelles, et dont l'inefficacité n'est pas douteuse. On n'en

1. René, t. III de l'éd. des Œuvres complètes, Garnier, 8°, 1859, p. 80. 2. Ibid., p. 93.

3. Génie du Christianisme, 1. III, ch. 1x : Du vague des passions. 4. René, pp. 95 et 96.

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trouvera point l'équivalent dans Childe Harold, encore moins dans Manfred. Entre ce dernier et René, il y a de singulières analogies de caractère et de situation. Lui aussi, ses passions, son génie et ses malheurs l'ont mis en dehors et au-dessus de l'humanité. Mais il la domine de plus haut encore, car son sort est plus affreux; il traîne après lui le remords du crime dont le frère d'Amélie a osé à peine imaginer l'horreur. Et tandis que l'âme ardente et faible de René plie sous le fardeau, Manfred, raidi contre le destin, persiste jusqu'au bout dans son attitude arrogante. A son dernier soupir, il brave encore les puissances de la terre et du ciel. Il trempe en inflexible énergie la tristesse découragée du rêveur français. Il la complique d'une angoisse métaphysique qui nous était jusqu'alors inconnue. Chênedollé définissait Manfred « un René habillé à la Shakspeare1». Il faut ajouter « et à la Goethe », pour que la formule soit complète. Mais Chateaubriand n'avait pas tort de revendiquer sa part dans le fond du personnage unique mis en scène par Byron sous des noms divers; il pouvait se reconnaître, avec un mélange d'inquiétude et d'orgueil, dans cette triomphante postérité.

Quel sera le moyen d'échapper à l'ennui de la vie ? Pour les cœurs débiles, Goethe arme le pistolet de Werther. Aux âmes violentes, éprises de lutte, avides d'émotions fortes, > Schiller offre pour idéal son Charles Moor, ancêtre des Conrad et des Lara et de cette lignée d'aventuriers poétiques, de brigands magnanimes et d'héroïques pirates qui remplira de ses exploits le mélodrame et le roman au début du XIXe siècle. Moor a tous les traits que le romantisme admirera dans les corsaires et les renégats byroniens mâle beauté, vigueur surhumaine, teint basané, yeux flamboyants, air impérieux et fier. Comme eux il est né pour commander aux hommes.

1. Cité par Sainte-Beuve, Chateaubriand et son groupe littéraire, Paris, 1878, t. I, p. 371, note.

2. Essai sur la littérature anglaise. (Œuvres complètes, éd. Garnier, t. XI, p. 781.)

Faut-il un chef à la bande, son nom sort de toutes les bouches ses compagnons le suivront « jusque dans la gueule de la mort ». Il est, lui aussi, inexorable aux puissants, condescendant aux humbles. Il aime avec passion, et, malgré ses crimes, il inspire un amour fatal. Il est bourrelé de remords et voué au désespoir. Mais dans ce désespoir même il puise une résolution farouche. « Non, non ! l'homme ne doit pas trébucher. Sois ce que tu voudras, monde ultérieur, monde inanimé ! pourvu que mon moi me reste fidèle. Sois ce que tu voudras, pourvu qu'au delà de cette terre j'emporte mon moi. Je suis à moi-même mon ciel et mon enfer 2. » Il y avait vingt ans et plus que le type était connu et popularisé en France quand Byron en emprunta le premier dessin à Schiller 3. Mais il y ajouta le dernier trait, en répandant sur le passé de son personnage, sur les causes de sa rupture avec la société, sur son nom et sur ses crimes, ce vague qui agrandit les objets, ce mystère qui les poétise. Les antécédents de Charles Moor nous sont pleinement connus. Nous savons quelle basse perfidie a suscité contre lui la malédiction d'un père, quelle machination vulgaire l'a mis en état de révolte

II

1. Les Brigands, acte II, sc. m, trad. Marmier, Paris, Charpentier, t. I, p. 108.

2. Acte IV, sc. v, ibid., p. 154.

3. Voir Rossel, Histoire des relations littéraires entre la France et l'Allemagne, Paris, 1897, pp. 130-147. La pièce est traduite en 1785 dans le Nouveau Théâtre allemand de Friedel et Bonneville. La Martelière en tire un gros mélodrame, Robert, chef de brigands, en 1792. En 1799, traduisant le théâtre de Schiller, il renonce à y faire entrer les Brigands, comme trop universellement connus. Il les remplace par une tragédie de Zchocke, Abelino ou le grand bandit, « pièce qui a un mérite tout à fait original, et qui par sa contexture et la singularité du sujet semble appartenir au même écrivain.» (Théâtre de Schiller, traduit de l'allemand, Paris, 8, 1799, préface, t. I, p. VII.) Cette imitation des Brigands eut elle aussi des imitateurs. En 1818 elle inspira à Nodier son Jean Sbogar et à Pixérécourt son Belveder. Quand parut le roman de Nodier, on prétendit «< qu'il avait été volé au Corsaire ». (Voir la préface de Jean Sbogar) En réalité, l'un et l'autre venaient de la même source, par des voies différentes.

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contre les lois de son pays. Son aventure n'est qu'un fait divers grossi à des proportions gigantesques. Les Conrad et les Lara nous laissent entendre qu'ils ont des raisons autrement fortes de maudire l'humanité. Ils ne nous les donnent pas, mais nous sommes portés à ne les en croire que plus terribles. Ce qu'ils perdent en réalité, ils le regagnent, et au delà, en puissance de signification et de symbole. Affranchis de tout lien moral, religieux, social, lancés à travers le monde comme des forces déchaînées de la nature, ils personnifient, en l'exaltant jusqu'à l'héroïsme, cet esprit d'individualisme anarchique qui depuis Rousseau souffle un peu partout dans la littérature européenne.

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III

Le byronisme, c'est la révolte de l'individu contre la société, mais c'est aussi la révolte de l'homme contre la vie. L'individualisme absolu se double d'un pessimisme total. L'un est d'ailleurs la conséquence de l'autre. En affranchissant le moi, en exaltant la passion, en surexcitant la sensibilité, Rousseau a procuré de nouveaux plaisirs aux hommes de son temps; mais ces plaisirs nouveaux, ils les ont payés de peines nouvelles. A étendre leur moi, ils n'en ont que plus douloureusement senti les bornes. Après avoir proclamé la souveraineté de la passion, ils ont souffert de ne pouvoir la satisfaire. S'ils ont goûté la douceur des larmes, ils en ont connu aussi toute l'amertume. C'est en pleine crise de la sensibilité que les poèmes de Byron ont trouvé la littérature française, et si ces lamentations désespérées ont éveillé tant d'échos, c'est qu'elles répondaient elles-mêmes au sentiment général; elles donnaient un corps aux vagues tristesses répandues dans tous les cœurs.

Cette crise n'avait pas affecté tout d'abord la forme aiguë. Avant de devenir un système, le pessimisme a été une incli

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