Sidor som bilder
PDF
ePub

Un jour que, dans l'accès de ma fièvre insensée,
Mon œil au fond du gouffre avait plongé longtemps,
La vapeur de l'abîme offusqua ma pensée,
Égara tous mes sens.

Ivre, je me levai! Le dégoût de la vie,
Le besoin de mourir s'empara de mon cœur ;
Tout mon sang bouillonna d'une aveugle furie,
D'une indicible ardeur.

Astres soleils brillants! divines créatures,
Adieu ! De vos rayons je maudis la splendeur,
Adieu ! Vous n'avez fait qu'éclairer mes tortures,
Qu'insulter à mon cœur...

Titans, recevez-moi dans votre obscur repaire!
Je suis digne d'entrer dans vos prisons de feux:
J'ai voulu comme vous, faible enfant de la terre,
Escalader les cieux.

Recevez, recevez et mon corps et mon âme !
De votre Prométhée audacieux rival,

S'il prit le feu du ciel, je viens ravir la flamme
De l'empire infernal 1 !

Gaspard de Pons, comte comme Alfred de Vigny, et comme lui officier dans la garde royale, avait débuté en 1819 par un petit poème dans la manière de Bertin et de Parny, Constant et Discrète; il y marquait peu de sympathie pour le goût nouveau. Les Conrad et les Lara ne lui plaisaient guère, et Byron lui paraissait tout au plus un imitateur de Crébillon:

S'il vous faut des bandits,

Hélas! pourquoi les prendre en Angleterre ?...
Le noble lord, avec ses traducteurs,

Commentateurs, imitateurs, gâteurs,

Dont, grâce au ciel ! assez longue est la liste,

Le noble lord n'est rien que lord Byron,

1. Empedocle, etc., pp. 21, 24, 27-29.

2. Constant et Discrète, poème en 4 chants, suivi de poésies diverses, par le comte Gaspard de Pons, Paris, 1819.

Mais son héros, seigneur, sorcier, larron,
Ne fut jamais que le seul Rhadamiste 1

La grâce tomba sur lui, appelée par les vers d'Alfred de Vigny; il abandonna Cupidon pour Éros, le plaisir pour la passion; il s'élança sur les pas de son ami dans un monde

nouveau:

Toi qui nous rends Chénier, jeune et brillant Vigny,
Les Grâces t'ont comblé de ces dons où j'aspire;
Viens m'emporter encor dans le magique empire
Des pures voluptés, des profondes douleurs 2...

Il chanta Byron, plus grand que Bonaparte :

Combien Missolonghi domine Sainte-Hélène !....
Sainte-Hélène n'est plus qu'un triste souvenir,
L'autre est un grand destin promis à l'avenir3 !

Il aima avec la frénésie des « enfants du soleil » et des

[ocr errors]

«< âmes de feu » qu'avait chantés son poète. « Craignez-moi, s'écrie-t-il à l'amante qui le méprise,

Je viens de m'éveiller aux lueurs de l'orage,

J'étais un tigre, et je dormais ! »

Il conçut la joie du crime, l'orgueil du damné, la volupté du remords:

1. Constant et Discrète, etc., Épitre à un ami sur les difficultés de la haute littérature, p. 92.

2. Inspirations poétiques, par le comte G de Pons, Paris, 1825, La Poésie, p. 87.

3. Ibid., Bonaparte et Byron.

4. Je reprends ici les expressions de Young Children of the sun, souls of fire, dont Pichot s était déjà servi pour caractériser le tempérament byronien. (Voir plus haut, ch. m.)

5. Amour. A Elle, Paris, 1824, pièce VI. Ce volume, publié sous le voile de l'anonyme, fut l'objet d'un compte rendu très élogieux de Vigny dans la Muse française. « Voici le Mystère et l'Amour qui se sont unis pour nous donner un livre; il est rare, poétique et gracieux comme eux ; comme cux il est chéri des femmes; comme eux aussi il fait tomber des larmes de tous les yeux qui l'ont lu... » (T. II, p. 178.)

Que l'existence est douce au cœur qui s'est vengé !
Car j'ai frappé moi-même, et la chair du perfide
S'entr ouvrait lentement sous mon glaive homicide.
Je l'ai tué, nul Dieu ne le peut rendre au jour :
La haine a son bonheur aussi bien que l'amour!

Seigneur, un vil insecte a rampé dans ma vie ;
J'ai bien pu l'écraser sous mon souffle de feu,

Car si c'était un homme, alors je suis un dieu 1.

Il fit parler Satan lui-même, non pas le beau séducteur, l'archange caressant qui inspire à Eloa l'amour et la pitié, mais le Satan du Paradis perdu, le Lucifer de Caïn :

Quand je sortis du sein du Créateur suprême,

Les Anges m'admiraient, je m'admirais moi-même;
J'étais grand j'étais bon, j'étais semblable à Dieu.
Anges, s'il n'était plus, je vous en tiendrais lieu,
M'écriai-je. Et les uns, bien avant que j'achève,
Tombent aux pieds de Dieu, qui soudain les relève ;
D'autres restent debout, mais, soudain terrassés,
Dans ce gouffre avec moi je les vois entassés.
Tout fut dit. Je devins le malheur et le crime,
L'éternel assassin, l'éternelle victime :
Victime d'un passé pour moi toujours présent,
Enveloppé de maux par un Dieu bienfaisant...
Par lui? Non, ce penser redouble encor ma rage:

Non, mes maux sont à moi, mes maux sont mon ouvrage ;

C'est par ma volonté que je souffre aujourd'hui.
Dieu me créa moins grand, mais plus heureux que lui.
C'est pourquoi mon pardon dut passer sa puissance,

Car j'avais la jeunesse et la reconnaissance,

Et j'en pouvais aimer un autre plus que moi.

Sans espoir maintenant, je conserve l'effroi.

Je tremble sous ce Dieu que pourtant je blasphème,
Que je ne puis haïr à l'égal de moi-même.

Je souffre des vertus, je souffre des forfaits,

Des biens que j'empoisonne et des maux que je fais 2...

Il exprima les douleurs du grand révolté, impuissant à se venger du Dieu qu'il abhorre, et condamné à l'immortalité :

1. Inspirations poétiques : le Crime, pp. 167-176.

2. Ibid.

Quand on me donnerait, pour combler mes enfers,
Tous les mondes créés, tous les mondes possibles,
Les êtres animés, les êtres insensibles,

Moi-même tout cela vaut-il un de mes pleurs?
C'est Dieu. Dieu tout entier qu'il faut à mes douleurs.
Si tu te crois vengé1, quelle est donc ta misère !
Mais moi, moi, dans le fils je torturai le père;
L'amour les consola: je n'altérai jamais
De la triple unité l'inaltérable paix.
Dieu supporta pour vous une mortelle vie :
Il mourut; sa mort fait ma joie et mon envie.
Dans le salut commun Satan fut oublié :
Le fardeau de Satan l'a sans doute effrayé.
Il m'anéantirait peut-être, si lui-même
Il osait démentir sa loi sainte et suprême.
Par sa pitié stérile à jamais insulté,
Je lui préfère encor sa terrible équité.

Qu'ai-je dit? Vil mortel, mon esclave et mon frère,
Entrevois, si tu peux, ce que Satan préfère.
Vous tous qui vous courbez sous mon joug odieux,
Enfants déshérités de la terre et des cieux,
La soif de Dieu vous brûle, et votre âme altérée
Implore en gémissant sa présence abhorrée.
Mais sur ces murs émus d'un sacré tremblement,
Si l'ombre de sa main se dessine un moment,
A ce terrible aspect vos cris pusillanimes
Demandent à l'enfer de plus profonds abîmes.
Moi, je vois Dieu sans voile et toujours je le voi :
Je le venge sur vous, il se venge sur moi.
Viens, oublie à ma voix et le temps et l'espace,
Ces deux immensités qu'un faible esprit dépasse.
Il fut des jours pour vous, il est encor des licux;
Il n'en est point pour moi : mon enfer est aux cieux.
Assis dans ces beaux cieux, parmi les chœurs des anges,

Ils me font du Seigneur écouter les louanges,

Sans me voir, il est vrai: même aux pieds de son roi,

Quel brillant chérubin me verrait sans effroi ?
Seul devant ce grand roi, c'est moi seul qu'il accable.
Je réponds seul des maux dont je suis seul coupable.
Moi qui souffre de tout, par qui tout a souffert,

Je lui porte en tribut tous les pleurs de l'enfer 2.

1. C'est au meurtrier que Satan s'adresse.

2. Inspirations poétiques : le Crime, pp. 167-176.

A la suite du Démon, le poète plongea dans le gouffre béant :

Tel qu'un homme en courant descend au gré d'un songe

Un rapide escalier qui tourne et se prolonge,

Descend, descend toujours, et soudain, sans efforts,
S arrête, car ses pieds abandonnent son corps,
Soutenu malgré moi sur ses ailes funèbres,

Tel Satan m'entraînait au fond de ses ténèbres 1.

Il n'en remonta point, et pendant trente ans, celui qui en 1829 était, avec Hugo, Lamartine, Sainte-Beuve, Alfred de Vigny et Émile Deschamps, « une des étoiles de la Pléiade romantique », connut le lent supplice de l'oubli.

2

Gaspard de Pons avait passé par le culte des Muses classiques et même de la Vénus Callipyge, s'il faut en croire l'épilogue de Constant et Discrète 3, avant d'en venir au byronisme. Jacques Imbert Galloix y arriva du premier

1. Inspirations poétiques; le Crime, pp. 167-176.

2. « Les étoiles de la Pléiade romantique sont MM. V. Hugo, Lamartine, Sainte-Beuve, Alfred de Vigny, Émile Deschamps et Gaspard de Pons >> (A. Jay, la Conversion d'un romantique, Paris, 1830, p. 221, note.) Le comte de Pons mourut à Paris, le 28 avril 1861; il était né à Avallon le 13 juillet 1798.

3.

Va, mon livret, sans craindre les revers,
Monte à ce Pinde autrefois si célèbre :
Certains réduits seront toujours ouverts
A ton malheur, et l'homme aux rubans verts
D'avance a fait ton oraison funèbre.

Au sort aveugle, hélas ! tout est soumis :
Qu'un seul espoir du moins me soit permis
Pour ce rameau d'une bien faible tige.

O Dieu d'amour! je fus de tes amis ;

J'ose l'offrir à Vénus Callipyge

(Constant et Discrète : Epigramme sur le présent livre, p. 106.) 4. Né à Genève, le 31 janvier 1807, mort à Paris le 27 octobre 1828. Voir la notice de D.-E. Gide, en tête des Poésies de J.-I. Galloix, Paris et Genève, 1834; une lettre de Sainte-Beuve à Victor Hugo, sans date, relative à la dernière maladie du pauvre poète (P. et V. Glachant, Papiers d autrefois, Paris, 1899, p. 22); et dans l'Europe littéraire, 1833, t. IV, pp. 265 et suiv, un article de Victor Hugo: Ymbert Galloix, reproduit sans changement notable dans Littérature et Philosophie mélées, éd. ne

« FöregåendeFortsätt »