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De toutes ces contrefaçons du type byronien, la plus fameuse, sans contredit, nous a été donnée par Alexandre Dumas. Nous savons quelle admiration l'auteur d'Antony professait pour le poète anglais et pour ses sombres héros. Après avoir tenté de les incarner dans la vie réelle, il en avait peuplé ses drames; de son théâtre, il les fit passer dans ses romans. Une visite à la Grande-Chartreuse lui avait fait découvrir, dans un moine occupé à creuser sa fosse, un pendant au caloyer solitaire dont la terrible confession remplit les dernières pages du Giaour. Il avait reçu, — ou imaginé recevoir, l'aveu circonstancié du crime d'amour que le reclus était venu expier là. Il en consigna dans ses Impressions de voyage le dramatique récit 2. Mais sa verve, excitée par la lecture de Byron, avait besoin de se mettre au large. Elle s'épancha dans les innombrables chapitres de Monte-Cristo 3. Je ne sais où Dumas est allé chercher les incroyables péripéties qui conduisent Edmond Dantès du bonheur au désespoir, de la misère à la fortune, de la captivité à la vengeance, Mais c'est à Conrad et à Manfred qu'il a emprunté les traits et le caractère de son personnage principal.

Byron », dont on le présente comme l'antidote. Il est vrai que c'est la marquise qui parle ainsi, et lord Falmouth, qui la connaît, a soin de prévenir Arthur qu'elle est d'une fausseté infernale, et « qu'elle ne pense pas un mot de tout ce qu'elle a dit de Byron et de Scott ».

1. Voir ci-dessus, même chapitre, § Ier.

2. Impressions de voyage, V, les Eaux d'Aix, dans la Revue des Deux Mondes du 1er juin 1833, t. III, pp. 42-58. « Nous nous assîmes sur le tombeau brisé de l'un des généraux de l'ordre. Il appuya un instant son front entre ses deux mains; ce mouvement fit retomber son capuchon en arrière, de sorte que lorsqu'il releva la tête je pus l'examiner à loisir. Je vis alors un jeune homme à la barbe et aux yeux noirs; la vie ascétique l'avait rendu maigre et pâle, mais en ôtant à sa beauté elle avait ajouté à sa physionomie. C'était la tête du Giaour telle que je l'avais rêvée d'après les vers de Byron, etc. >>

3. Le Comte de Monte-Cristo, première édition, Paris, 1845. Je cite d'après l'édition courante, in-18, Paris, Calmann-Lévy.

L'imitation, ici, n'est pas déguisée ni clandestine. Elle s'affiche et s'étale comme un titre de gloire. Sous la vareuse de Dantès, comme sous l'accoutrement oriental de Sinbad le marin, comme sous l'habit noir et le gilet blanc du comte de Monte-Cristo, c'est un « véritable héros de Byron », l'auteur nous en avertit, que l'homme « au cœur de bronze et au visage de marbre » dont nous lisons l'étrange histoire. Franz ne pouvait, nous ne dirons pas le voir, mais seulement songer à lui sans qu'il se représentât ce visage sombre sur les épaules de Manfred ou sous la toque de Lara. Il avait ce pli du front qui indique la présence incessante d'une amère pensée; il avait ces yeux ardents qui lisent au plus profond des âmes; il avait cette lèvre hautaine et moqueuse qui donne aux paroles qui s'en échappent ce caractère particulier qui fait qu'elles se gravent profondément dans la mémoire de ceux qui les écoutent... Par une dernière ressemblance avec les héros fantastiques du poète anglais, le comte semblait avoir le don de la fascination 1. » Il tient des mêmes modèles l'indomptable amour de la liberté, la rancune implacable, la soif de vengeance, le mépris de l'homme, la haine de la société, dont il se plaît à railler la justice et pour qui il croit avoir assez fait en n'employant pas à la détruire la formidable puissance que lui assurent son génie supérieur, sa volonté de fer et ses immenses trésors: «En les supprimant dans mon estime et en gardant la neutralité vis-à-vis d'eux, c'est encore la société et mon prochain qui me doivent du retour 2. » Il n'a qu'une affection au monde, cette jeune Grecque qu'il appelle Haydée, comme l'amante de Don Juan, et qui ressemble à Médora. Elle seule rattache à la vie cette âme que le néant n'effraye pas. «Eh quoi ! ce moi que je croyais quelque chose, ce moi dont j'étais si fier, ne sera demain que poussière ! Hélas! ce

1. T. II, p. 289.

2. T. III, p. 36.

n'est point la mort du corps que je regrette : cette destruction du principe vital n'est-elle point le repos où tout tend, où tout malheureux aspire, le calme de la matière après lequel j'ai soupiré si longtemps ?... Qu'est-ce que la mort pour moi? Un degré de plus dans le calme et deux peut-être dans le silence 1. » Pourtant, après avoir longuement médité, accompli et savouré sa vengeance, ce cœur inflexible se laisse enfin toucher, ce sceptique recouvre la foi, ce superbe abjure son orgueil. « Dites à l'ange qui va veiller sur votre vie, telle est sa dernière recommandation à Morrel, de prier quelquefois pour un homme qui, pareil à Satan, s'est cru un instant l'égal de Dieu, et qui a reconnu avec toute l'humilité d'un chrétien qu'aux mains de Dieu seul est la suprême puissance et la sagesse infinie. Ces prières adouciront peut-être le remords qu'il emporte au fond de son cœur 2. » Il suit l'exemple donné par Agobar le renégat et par Argow le pirate. Il faut que le crime, même excusé par la souffrance, ennobli par la grandeur et rehaussé par le génie, rende hommage à la vertu. Ainsi le veut la morale que font triompher d'un commun accord le roman-feuilleton et le mélodrame des boulevards.

On voit où le byronisme déclinant trouve son dernier asile. Des sommets de la poésie, où se campaient superbement les Conrad, les Lara, les Manfred, c'est là qu'ils sont insensiblement descendus. Nous les laisserons s'égarer dans

1 T. V., p. 183.

2. T. VI, p. 277.

Certains épisodes du roman ont été suggérés par des souvenirs de Byron. Teresa Guiccioli y joue son rôle sous le nom de la comtesse G***, et le chapitre intitulé la Mazzolata offre quelques rapports avec une lettre de Byron, datée de Venise, 30 mai 1817, où le poète raconte comment, la veille de son départ de Rome, il a vu guillotiner trois voleurs. James Darmesteter, dans ses Essais sur la littérature anglaise, p. 196, note, déclare que la scène racontée par Dumas est « simplement traduite »> de la lettre de Byron. C'est beaucoup dire. En tous cas, les vingt ou vingt-cinq lignes du texte original ont singulièrement fructifié entre les mains d'Alexandre Dumas.

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les bas-fonds de la littérature, et y perpétuer une déplorable postérité. Il n'y aurait plus qu'à clore ce chapitre, si, heureusement pour sa gloire, Byron n'avait suscité, dans un genre plus relevé, des imitations plus avouables, et, avant que la mode fût passée des déclamations romantiques, insufflé à Aurore Dudevant, nouvellement débarquée de sa province Paris pour y jouir de son indépendance et y vivre de sa plume, l'esprit de révolte, la passion brûlante et le lyrisme intarissable qui animent les premiers romans de George Sand.

III

Byron, nous l'avons vu, est aux origines mêmes de la pensée de George Sand. Il est avec René, avec Young, avec Hamlet, au nombre des auteurs ou des ouvrages qui ont achevé sur elle l'œuvre du désenchantement 1. Il a nourri ses rêveries de Nohant. Comme cet André dont elle a conté la mélancolique jeunesse, elle a emporté ses poèmes dans ses courses errantes à travers les prés et les bois, peuplant sa solitude des fantômes échappés de ces livres 2. Il a grossi le fonds de réminiscences où elle a puisé d'abord, quand la destinée eut fait d'elle un écrivain. Plus tard, elle subira l'influence des hommes qui entreront dans sa vie ; elle se fera l'écho retentissant de leurs théories philosophiques, litté

1. Voir ci-dessus, p. 67.

2. « André... pouvait s'enfoncer à loisir dans cette solitude charmante. C'est là qu'il avait fait ses plus chères lectures et ses plus doux rêves. Il y avait évoqué les ombres de ses héroïnes de roman. Les chastes créations de W. Scott, Alice, Rebecca, Diana, Catherine, étaient venues souvent chanter dans les roseaux des chœurs délicieux qu'interrompait parfois le gémissement douloureux et colère de la petite Fenilla. Du sein des nuages, les soupirs éloignés des vierges hébraïques de Byron répondaient à ces belles voix de la terre, tandis que la grande et pâle Clarisse, assise sur la mousse, s'entretenait gravement à l'écart avec Julie, et que Virginie enfant jouait avec les brins d'herbe du rivage. Quelquefois, un chœur de bacchantes traversait l'air et emportait ironiquement les douces mélodies...» (André, éd. Calmann-Lévy, s. d., p. 15.)

raires ou sociales. Dans les romans de sa première manière, elle est sous le coup de ses lectures de jeunesse. On s'en aperçoit facilement. Elle-même en convient à l'occasion avec une parfaite bonne foi1. Rousseau mis à part, il semble bien qu'en ces années de début sa plus grosse dette soit envers Byron.

On n'en sera pas étonné, si l'on considère l'état d'esprit où elle se trouve aux environs de 1831. Elle a éprouvé dans une union mal assortie toutes les déceptions qui peuvent endolorir et exaspérer une âme exaltée et fière. Elle n'a vu dans le mariage que l'asservissement d'un être faible, délicat et sensible par un être grossier et fort, qui a pour lui la société et la loi. Elle s'est affranchie. Le souffle d'universelle révolte qui circule dans la poésie de Byron gonfle la poitrine de la rebelle qui, dans sa mansarde du quai Saint-Michel, écrit Indiana et Valentine. Sans doute ces deux œuvres contiennent une bonne part d'observation personnelle. Les héroïnes, c'est George Sand elle-même. La tyrannie br tale de Delmare est peinte d'après nature. L'auteur a pu observer dans la réalité la cupidité cauteleuse d'un Lansac, le lâche égoïsme d'un Ramières, étudier de ses yeux une coquette de village comme Athénaïs. Mais quand il s'agit de dessiner son idéal mascuJin, elle a recours à ses livres. Sir Ralph, l'original cousin d'Indiana, apathique agissant et passionné flegmatique, rappelle par certains côtés le Milord Edouard de la Nouvelle Héloïse, mais sous la blouse du Berrichon, « demi-bourgeois, demi-manant », c'est bien un héros byronien que le Bénédict de Valentine. Caractère étrange et hors de la ligne commune, âme ardente et impressionnable, énergie poussée à l'excès, singularité de la physionomie, front vaste et pâle, regard dominateur, il a tous les signes de la race. « Ses yeux, où la

1. Le Secrétaire intime (1834) est né de la lecture des Contes fantastiques d'Hoffmann. (Voir la Notice de 1853.) Leone Leoni (1835) est une réplique à la façon romantique de Manon Lescaut, les rôles étant intervertis. (Voir la Notice.)

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