Sidor som bilder
PDF
ePub

SUR LE DOCTEER ERNEST CLOQUET,

médecin et conseiller du shah de Perse, membre de la Société orientale de France.

Nous avons annoncé dans la livraison de la Revue de l'Orient du mois de janvier dernier la mort de M. Ernest Cloquet, médecin et conseiller du shah de Perse depuis 1846. Ce jeune médecin, après des douleurs cruelles, a été victime d'une déplorable surprise. Il a bu, en guise d'eau-de-vie, une forte dose de teinture de cantharides. Nous empruntons à la Notice publiée par M. le docteur Dequevauviller, la relation suivante, qui, nous l'espérons, sera lue avec intérêt.

...... Le roi de Perse, privé de son médecin, qui avait brusquement quitté l'Asie, s'adressa au gouvernement français pour le remplacer. Cette brillante position fut proposée à E. Cloquet: il en fut immédiatement séduit; mais, avant de prendre une détermination si grave, il voulut consulter son oncle. M. J. Cloquet, remplissant jusqu'au bout le rôle de père qu'il s'était imposé, lui fit part de toutes les réflexion s que lui suggérait sa vaste expérience; si les fonctions qu'on lui offrait présentaient de grands avantages, elles avaient aussi leurs inconvénients et leurs dangers. En restant à Paris, Ernest était certain du succès; la carrière des hôpitaux et de l'enseignement s'ouvrait à lui sous les plus heureux auspices; il allait, au contraire, en Perse, à la recherche de l'inconnu. L'entretien s'était prolongé jusqu'à une heure de la nuit; M. J. Cloquet voulut laisser son neveu parfaitement maître de se décider pour 1 un ou l'autre parti, et l'engagea à revenir lui faire part de sa détermination. Le jour même, à sept heures du matin, il recevait d'Ernest une lettre qui commençait par ces mots : « Mon cher « oncle, la nuit porte conseil, le gant est jeté: je pars. » E. Cloquet alla déclarer qu'il était prêt à partir, et fut immédiatement accepté par le ministre des affaires étrangères 1.

Après avoir reçu, dans une longue conférence, les instructions du ministre, qui régla lui-même les conditions du contrat, il partit le 3 février 1846, s'engageant à rester pendant cinq ans auprès de la personne du shah. Les conditions étaient dignes du haut personnage auprès duquel il se rendait, et dignes de la France qui l'envoyait. Les instructions du ministre étaient telles qu'on devait les attendre de la sagesse de M. Guizot: « Ne quittez pas votre habit européen,» avait-il dit à notre confrère, « restez Français dans vos habitudes extérieures aussi bien que vous le resterez dans le cœur, vous n'en serez que plus

1 E. Cloquet ressemblait beaucoup par sa stature, sa complexion frêle et délicate, et par l'expression de sa physionomie, à Victor Jacquemont qu'il avait connu dans son enfance chez ses parents intimement liés avec la famille de ce savant voyageur.

considéré; prenez seulement le bonnet de Persan, qui sert à distinguer le rang de celui qui le porte. » E. Cloquet suivit fidèlement ces recommandations et ne fut pas long à en apprécier la justesse. ́

La route se divise en trois grandes étapes, de Paris à Constantinople, de Constantinople à Trébizonde, et de Trébizonde à Téhéran. Les deux premières n'offrent aucune difficulté; il n'en est pas de même de la troisième. Le voyage, pénible en toute saison, présente pendant l'hiver et le printemps des dangers sérieux. Il ne peut être entrepris qu'après les grands froids et avant le dégel. Il fallait donc qu'E. Cloquet se tînt prêt à saisir l'époque favorable et l'attendit à Constantinople. Il y fut accueilli avec la plus grande bienveillance par M. de Bourqueney, alors ambassadeur de France, et par le premier ministre du sultan Reschid-Pacha, qui le reçut d'abord comme le neveu de M. Jules Cloquet, dont il avait reçu les soins pendant qu'il était ambassadeur à Paris, mais qui, après l'avoir connu, l'aima pour son mérite personnel, l'entoura de sa protection pendant le séjour qu'il fit à Constantinople, lui donna de précieux renseignements, et aplanit les difficultés de la route qui lui restait à parcourir. En effet, sur trente à trente-cinq journées de marche qui séparent Trébizonde de Téhéran, treize ou quatorze doivent être faites sur le territoire ottoman. E. Cloquet devait trouver à la frontière de la Perse une escorte envoyée par le shah; mais jusque-là les moyens de transports auraient très-bien pu lui manquer. Il s'agissait de traverser des montagnes couvertes de neige, des marais fangeux, des rivières gonflées par le dégel et les pluies du printemps, de suivre des routes détrempées sur lesquelles hommes et chevaux tombaient, roulaient et s'enfonçaient dans la vase. Reschid-Pacha lui fit délivrer deux firmans, dont l'un ordonnait aux gouverneurs des districts par lesquels il devait passer de lui fournir une escorte, et l'autre l'autorisait à prendre la poste turque de Trébizonde à Khoïe.

Parti le 27 mars sur le bateau à vapeur autrichien le Stamboul, il débarqua le 30 à Trébizonde, employa deux jours à faire ses préparatifs, et se mít en route pour Erzeroum, où il arriva le 9 avril sans incident remarquable. Après avoir passé trois jours chez le consul de France, M. Garnier, dont la gracieuse hospitalité était restée gravée dans son cœur, il se remit en marche, et parvint le 14 sur les bords de l'Araxe. Le fleuve était sorti de son lit; il fallait s'assurer s'il était guéable. Le chef de l'escorte eut recours au moyen suivant, consacré par l'usage. On fait entrer un homme à cheval dans le fleuve et on le lui fait traverser deux fois s'il est emporté par le courant, il se noie. On attend que les eaux soient baissées, on fait une nouvelle tentative, et l'on recommence ainsi jusqu'à ce que l'expérience ait réussi.

Heureusement pour les hommes de l'escorte et pour notre confrère, peu familiarisé avec les mœurs orientales, la première épreuve fut faite avec succès. Il alla coucher le soir à Daghar et se trouva le lendemain matin au pied de l'Alah-Dagh. Cette montagne est pendant dix mois de l'année couverte d'une couche profonde de neige dans laquelle on

s'engloutirait infailliblement, si le froid ne donnait à la surface une consistance suffisante. Au mois d'avril, on ne peut la franchir qu'avant le lever du soleil. Ce passage fut effectué sans accident en trois heures, et notre voyageur se trouva dans la plaine de Toprath-Kaleh. Toute la journée s'était passée à traverser cet uniforme tapis de neige, lorsque, vers le soir, le soleil se couchant au milieu de nuages dorés, vint empourprer à l'horizon la cime des collines et teindre de reflets rosés la blancheur de leurs mamelons. E. Cloquet s'arrêta quelque temps à contempler cet admirable spectacle et faillit le payer bien cher. La nuit vint tout à coup, la petite troupe se perdit au milieu de marais formés par les affluents débordés de l'Euphrate. A chaque pas les chevaux tombaient dans des trous profonds; les hommes, en voulant les retirer, y tombaient à leur tour; le guide n'osait plus avancer, il demandait en grâce qu'on lui donnât un manteau et qu'on le laissât sur la route. L'officier de l'escorte tira un coup de fusil de détresse; aussitôt les habitants d'une petite ville voisine, Karaklisseh, allumèrent des feux, et, grâce à ces signaux, il fut possible d'arriver au gite.

Le jour suivant il alla gagner le couvent arménien des TroisÉglises, fondé, dit la tradition, par saint Grégoire, y passa la nuit, et après avoir traversé le lendemain la vallée de Bayazid, bornée à l'ouest par le mont Ararat, qu'il eut ainsi tout le loisir de contempler, il se trouva le soir dans un village habité par des adorateurs du diable (gezides), secte étrange qui, à ce qu'il paraît, a de nombreux adhérents dans le Kurdistan. « Voilà bien une péripétie de voyage, écrit E. Cloquet, hier nous étions dans la maison de Dieu! >>

Le 18 avril, il franchit la frontière. Le gouverneur de l'Oradjik, province de la Perse dans laquelle il entrait, le reçut avec les honneurs dus au médecin du roi, lui donna, pour l'escorter, un officier et six hommes, auxquels se joignirent un interprète et un envoyé du roi (mihmandar) expédiés de Téhéran. Le voyage devint alors pour Ernest une ovation continuelle; le jour même, le fils du gouverneur de Karaine vint à sa rencontre avec une troupe de Kurdes pour le féliciter et lui offrir l'hospitalité de la part de son père. A Khoïe, le serdar lui envoya avec ses compliments de grands plateaux de sucre candi, du thé, et des agneaux; à Tauris, il fut reçu avec les plus grands honneurs par le prince Bahman-Mirza, frère du shah et gouverneur de l'Azerbaïdjan ; le prince le fit asseoir devant lui, ce qui n'est accordé qu'aux ambassadeurs et aux consuls. Il reçut ensuite la visite du gouverneur de la ville et de tous les personnages marquants, parmi lesquels se trouvait l'oncle du roi, Malek-Kassem-Mirza; mais ce qui le toucha le plus, ce fut la démarche d'un prêtre lazariste d'Ourmiah, qui avait fait quinze lieues pour venir souhaiter la bienvenue à son compatriote.

L'envoyé du roi avait apporté à E. Cloquet une lettre de M. le comte de Sartiges, ministre de France, contenant des instructions pour son voyage et l'invitation de se hâter autant que possible. En quittant Tauris, notre confrère laissa en arrière ses domestiques, son escorte et ses bagages, partit avec l'envoyé du roi et l'interprète, et fit à che

val, en quatre jours, les cent vingt-cinq lieues qui le séparaient encore de Téhéran. M. de Sartiges, dont son oncle avait été le médecin et dont il était resté l'ami, lui fit l'accueil le plus affectueux, le fit loger chez lui, et lui témoigna dès son arrivée une bienvellance qui ne cessa pas un instant pendant tout le temps qu'il resta en Perse. E. Cloquet en gardait une profonde reconnaissance.

Le roi, Dost-Méhémet-Shah, dont la santé était mauvaise, fut trèsflatté de le voir arriver douze jours plus tôt qu'il ne l'attendait. Il comptait sur la science de son nouveau médecin pour trouver la fin de ses maux ; son espérance ne fut pas trompée. E. Cloquet réussit à déterminer en peu de temps un changement complet dans l'état de santé du souverain.

Deux mois s'étaient écoulés, que le choléra parut à Téhéran. Peu intense d'abord, l'épidémie acquit bientôt une telle violence, que, sur 120,000 babitants, 12,000 furent enlevés par le fléau. La fille aînée du shah, puis l'une des reines, mère de l'héritier présomptif, furent successivement atteintes. E. Cloquet eut le bonheur de leur conserver la vie, et, chose rare dans un rang aussi élevé, leur reconnaissance lui fut constante.

Si, par sa position officielle, E. Cloquet était devenu à Téhéran un personnage considérable, ce fut par son mérite comme médecin, par la sagesse de sa conduite et les grâces de son caractère, qu'il acquit l'estime et l'amitié de ceux qui environnaient la personne du prince, et surtout des Européens que la confiance de leur gouvernement envoyait en Perse. Se tenant avec la plus grande réserve en dehors des intrigues de toute nature qui se tramaient autour de lui, prouvant, comme il le dit dans une de ses lettres, « que la plus grande finesse est souvent la franchise et la droiture, » il parvint à écarter quelques obstacles qu'il avait rencontrés d'abord, et sut conserver les rapports les plus agréables avec les ambassadeurs étrangers, en restant toujours fidèle au souverain qu'il avait accepté pour un temps et aux intérêts de la France, qu'il n'oublia jamais.

Tout semblait promettre à E. Coquet la jouissance paisible de la position qu'il s'était faite. Le shah n'avait que quarante ans; heureux d'être délivré des infirmités qui l'avaient tourmenté si longtemps, il se plaisait à faire honneur à son médecin de sa bonne santé actuelle. En mars 1847, il l'avait nommé commandeur de l'ordre du Lion et du Soleil, et avait fait demander pour lui au gouvernement français, par l'intermédiaire de M. le comte de Sartiges, la croix de la Légiond'Honneur, qui lui fut, en effet, accordée le 16 juillet suivant. Notre confrère, de son côté, plein de reconnaissance pour la bienveillance que lui témoignait le souverain, pour cette bonté qui l'avait toujours soutenu et ne s'était jamais démentie, lui était sincèrement attaché. Une catastrophe inattendue vint du même coup lui briser le cœur et compromettre son avenir.

Le 20 août 1848, le shah est atteint au bras droit d'un érysipèle accompagné de désordres viscéraux. Les accidents s'amendent, et le 31,

il peut supporter les fatigues d'une grande réception officielle; mais, dès le lendemain, le mal reparaît avec une nouvelle intensité, et le 4 septembre, le prince est à l'agonie.

La mort d'un souverain, même en Europe, est souvent l'origine ou le prétexte de troubles politiques. Les conséquences en sont bien autrement graves dans les pays à demi civilisés de l'Orient; trop souvent la mort du prince est le signal du pillage. Des circonstances spéciales augmentaient encore à Téhéran la gravité du danger. Deux factions rivales, l'une ayant à sa tête le premier ministre, l'autre se groupant autour de la tribu royale, deux races ennemies, la race turque et la race persane, étaient en présence et attendaient ceux-ci avec impatience, ceux-là avec anxiété, le moment d'en venir aux mains. Des bandes de pillards s'organisaient et se préparaient à profiter de la licence que leur promettait une guerre civile. Le roi se mourait dans une maison de campagne située à quelques lieues de Téhéran; le premier ministre était également hors de la ville; l'héritier présomptif était à Tauris, à l'extrémité du royaume. Telle était la terreur générale, qu'il n'était resté autour du shah que quatre enfants, un vieux barbier, son intendant et E. Cloquet. Tels étaient dans le palais le trouble et le désordre, qu'on n'avait même pas attendu le dernier soupir du moribond pour enlever les meubles de la chambre qu'il occupait et jusqu'aux bracelets de pierreries qu'il portait.

On savait au dehors que le shah était malade, mais on ignorait encore la gravité de son état, et il était de la plus grande importance, pour sauver la famille royale et préserver du pillage le palais, et peutêtre la ville, de donner aux autorités le temps de prendre les mesures nécessaires. Il est décidé qu'on cachera la mort du shah jusqu'au lendemain. Le médecin laisse apporter le dîner royal, dit à tous ceux qui se présentent que le malade va mieux, et reste seul auprès de lui. A neuf heures du soir, le prince expire. E. Cloquet se retire alors dans une chambre voisine, se fait donner une couverture dans laquelle il s'enveloppe, et s'endort en faisant, écrivait-il à son oncle, ce simple raisonnement : « Je suis tout seul; s'il y a des gens qui ont intérêt à se débarrasser de moi, je ne puis opposer aucune résistance, autant vaut dormir. » Lorsqu'il se réveille, le jour a paru; il pense alors que son devoir est accompli, sort à pied du palais, disant qu'il va chercher un médicament, et parvient chez M. le comte de Sartiges, auquel il avait écrit la veille pour lui faire ses derniers adieux.

Son traité se trouvait violemment rompu. Au moment où le prince héréditaire était parti pour son gouvernement, E. Cloquet avait placé auprès de sa personne un jeune médecin anglais que de nombreuses intrigues tendaient à maintenir auprès du nouveau souverain; notre confrère désirait revenir en France. « Mais, disait-il, je suivrai aveuglément les instructions de M. de Sartiges; je dois sacrifier mes desseins et mes intérêts aux intérêts de mon pays. » Il resta, le shah se rappela ses anciens services et le réintégra dans ses fonctions.

A compter de cette époque, la position d'E. Cloquet grandit chaque

« FöregåendeFortsätt »