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Comme en toutes choses, quelque embrouillées qu'elles soient, il n'y a qu'un point principal sur lequel elles reposent, j'ai tiré de mes conversations avec le comte de Nesselrode les corollaires suivants, qui, à mes yeux, sont d'une exactitude rigoureuse.

Depuis l'origine des questions orientales, il y avait une conjuration entre les hommes d'État russes; ils voulaient entrainer l'Empereur leur Maître dans une vaste complication avec la Porte. Tous les moyens leur semblaient bons pour cela.

Ce dessein leur était inspiré par plusieurs motifs. L'esprit libéral qui s'efforçait de détourner l'Empereur Alexandre de la tendance monarchique qu'il s'était mis à suivre dans les dernières années de sa vie, et qui, par suite, créait de nouveaux intérêts; le fait que les deux individus qui dirigeaient le Cabinet étaient des étrangers (l'un était même un Corfiote imbu d'idées démagogiques, et l'autre, un Allemand à demi libéral); l'esprit des Russes, si facile à passionner quand il s'agit de se livrer à un déploiement de force contre des États plus faibles: toutes ces circonstances paralysaient si bien l'action du comte de Nesselrode, qu'il prit le parti que choisissent d'ordinaire les hommes faibles, c'est-à-dire celui de suivre le courant et d'avancer toujours sans écouter la voix de la conscience, jusqu'à ce qu'ils se noient ou qu'ils trouvent quelque moyen de se sauver.

Ce tableau renferme aussi la clef de ce qui est arrivé. Nous avons vu l'Empereur Alexandre, qui, à côté de bien des qualités remarquables de l'esprit et du cœur, manquait d'un jugement sain, s'engager depuis l'année 1823 dans un système de fluctuations regrettables. Plus qu'abandonné par ses propres ministres, trompé sur la réalité des choses, et livré aux dangers les plus menaçants dans l'intérieur de l'Empire, il ne savait plus que faire. Ce que voulaient Capo d'Istria et quelques autres individus, ils ne pouvaient pas l'exécuter; l'Empereur n'était plus un contre-poids, et Nesselrode aveuglé était emporté par le courant. Il ne pouvait plus marcher d'accord avec nous; moi surtout je lui apparaissais comme le remords personnifié; c'est lui-même d'ailleurs qui a dit le mot le plus

vrai : « Ce que dans l'affaire orientale il y a de plus heureux, c'est qu'elle soit finie. »

Ces quelques mots sont la critique la plus sanglante d'une entreprise dont il était, sinon l'auteur, du moins un des agents les plus gravement compromis.

Je commençai mon premier entretien avec le comte en lui communiquant le dernier rapport du comte Apponyi, à Paris, sur les négociations du prince de Polignac dans l'affaire brésilienne. Il partagea entièrement mes vues.

Là-dessus, je parlai d'autres événements, et le résultat fut le même. Pour en finir avec cette série de questions, je lui développai mes idées sur la situation de la France. Sur ce point encore, il ne trouva pas d'objections à faire.

Quand nous en fûmes arrivés là, je lui dis en plaisantant, du ton de la surprise, « combien il devait paraitre étrange que deux hommes qui tous deux étaient en même temps chefs de Cabinet, fussent entièrement d'accord dans toutes les questions de détail, tout en n'ayant plus en apparence le moindre point de contact en ce qui concerne l'attitude politique de leurs Cours respectives ». Il ne trouva rien à répliquer à cette observation.

Son premier silence me parut le moment le plus favorable pour articuler mes griefs directs.

« J'ai, lui dis-je, un reproche immense à vous faire, et ce reproche est d'autant plus grave qu'il porte sur votre double qualité d'homme et de ministre. Comment! vous qui avez été le confident, vous qui méme avez été le moteur et l'appui de mes longues et utiles relations avec feu l'Empereur, avez-vous pu prêter le flanc à la faction qui avait, durant plusieurs années, travaillé en vain à rompre ce même lien, un lien sur lequel reposaient en grande partie la paix de l'Europe et la tranquillité intérieure des États qui la composent? >>

A ce moment, le comte de Nesselrode m'interrompit en protestant vivement que, sous ce rapport, il n'avait rien à se reprocher; il dit que, au contraire, sa préoccupation la plus vive avait toujours été d'agir dans un sens opposé. Comme preuve du fait, il pouvait citer le travail qu'il avait soumis au

nouvel Empereur lors de son avénement, et qui avait eu pour but de réunir en un tableau fidèle les événements écoulés depuis l'année 1815, et, par suite, de mettre le Souverain à même de choisir la voie à suivre. «Dans ce tableau, ajouta-t-il, vous jouez le premier rôle, et je me suis appliqué avec zèle à faire valoir les services si notables que vous avez rendus dans les années 1820, 1821 et 1823. »

« Il ne subsiste donc, répliquai-je, qu'un fait vrai, c'est la faiblesse de votre position. Si, comme je n'en doute pas, vous avez fait un tableau de ce genre à l'Empereur Nicolas, ce dernier n'a pas ajouté foi à vos paroles.

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Le comte de Nesselrode essaya de me faire comprendre que tel n'avait pas sans doute été le cas, et que plus d'une circonstance secondaire, etc., avait influé sur la conduite de l'Empereur.

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L'excuse, lui répondis-je, est mauvaise; ou vous êtes ministre, ou vous ne l'êtes pas. Tout homme qui ne peut maîtriser les événements soumis à son action n'est pas, à mon avis, ce que j'entends par la qualification de ministre. Je ne regarde comme tel que l'homme qui, ainsi que le général en chef, peut diriger la bataille. »

Là-dessus, nouveau silence du comte de Nesselrode.

« Le deuxième reproche que je vous fais, continuai-je, ce sont les encouragements que vous donnez aux ennemis de l'ordre, quels qu'ils soient, en vous écartant des principes politiques qui sont les seuls justes. Cet état de choses ne saurait durer; vous et la Russie, vous en seriez les premières

victimes. >>

A ces mots, le comte de Nesselrode m'affirma qu'il avait parfaitement conscience des dangers qu'il fallait craindre.

Voilà les résultats de l'entretien que j'ai eu avec Nesselrode à Carlsbad. Le 10 août, le comte viendra à Franzensbad; il sera donc tout à fait dans mon voisinage. Il y prendra les eaux. En attendant, les événements se déroulent en France et en Angleterre; ils me donneront lieu de poursuivre mon travail. Mon opinion, qui est fondée sur la parfaite connaissance que j'ai de l'individu, est que je convertirai le comte de Nesselrode

à mes idées. Mais par là je n'obtiendrai qu'un avantage négatif. L'avantage positif me sera fourni par la nécessité *.

EXPLOSION DE LA REVOLUTION DE JUILLET A PARIS.

958-964.- Sept rapports du prince de Metternich à l'Empereur François, du 31 juillet au 5 août 1830, avec la résolution souveraine de Sa Majesté, du 9 août.

Koenigswart, le 31 juillet 1830.

958. Votre Majesté aura sans doute appris, avant l'arrivée du rapport que j'ai l'honneur de lui soumettre, les nouvelles venues de Paris le 26 de ce mois. Jusqu'à présent, il n'est parvenu à ma connaissance que les faits relatés par le Moniteur de ce jour-là; j'ajouterai que cette feuille est arrivée extrêmement vite par Francfort **. J'attends d'une heure à l'autre la venue d'un courrier du comte Apponyi.

Les deux mesures prises par le Gouvernement, savoir, la suspension de la liberté de la presse, appliquée non-seulement aux journaux politiques quotidiens, mais même à tous les imprimés contenant moins de vingt feuilles, les peines sévères édictées contre ceux qui enfreindraient les ordonnances; d'autre part, la dissolution de la Chambre des députés élue

* A l'heure où Metternich écrivait les derniers mots de son rapport, le moment de la « nécessité», ce moment qu'il attendait, était déjà venu sans qu'il s'en doutât. C'est un hasard remarquable au point de vue historique, que la conversation des deux vieux amis, qui ne s'étaient pas revus depuis l'automne de l'année 1823, ait eu lieu à l'heure même où se déchaînait à Paris la tempête dont la violence fit crouler le trône légitime de France. Les deux chanceliers, réunis à Carlsbad, étant encore sous l'impression de cet événement qui devait ébranler le monde, s'efforcèrent de fonder entre l'Autriche et la Russie un accord qu'aucun incident sérieux ne devait plus troubler dans la suite. Le document qui suit (no 958) porte, ainsi que celui qui précède, la date du 31 juillet. Les deux rapports ont été écrits le même jour, et c'est pendant le court intervalle qui s'écoula entre les deux expéditions qu'arriva la nouvelle de la révolution de Juillet qui venait d'éclater à Paris. (Note de l'Editeur.)

** Le Moniteur de ce jour contenait les fameuses ordonnances royales. (Note de l'Éditeur.)

récemment, sont telles, que la situation et les questions qui étaient en discussion jusqu'ici se trouvent, non pas éclaircies, mais tranchées. Le Roi a jeté le gant au libéralisme. Celui-ci le relèvera-t-il? Voilà la première question. S'il s'y décide, quelles seront les conséquences de la lutte? Le temps seul peut résoudre ces deux points. Dans tout autre pays que la France, je ne poserais pas la première de ces deux questions; mais en France, où tout est possible, jusqu'aux contradictions les plus flagrantes, il n'en est pas ainsi. Là on ne peut rien prévoir, parce que l'agitation des partis peut aussi bien être apparente seulement que réelle.

Ce qui est certain, c'est que maintenant il n'y a plus d'autre issue possible que le triomphe d'un des deux partis en lutte. Si les libéraux se conduisent avec modération, ils donneront de telles preuves de faiblesse, que le triomphe du Gouvernement parait assuré dans ce cas pour peu qu'il réussisse à maintenir ses adversaires sur leurs siéges et dans la position prise par eux.

La seule conduite indiquée par les circonstances, c'est donc d'attendre les événements. Si la situation devait s'aggraver et amener des complications redoutables, le rapport du Cabinet entier, tel qu'il se trouve dans le Moniteur du 26 juillet, n'en resterait pas moins un manifeste à jamais précieux. Il ne contient pas de propositions que nous, et avec nous tous les gens sensés, n'ayons formulées de tout temps comme autant de vérités fondamentales. De telles vérités, lancées dans le monde par un Gouvernement qui les a si longtemps reniées, sont un événement considérable; il en résultera ce qui pourra!

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Le mois d'août sera un mois historique! Dans tous les cas, c'est à lui qu'on peut appliquer le novus ab integro nascitur ordo.

Konigswart, le 1er août.

959. Dans le singulier moment où, à part le texte des ordonnances royales, je ne sais encore rien de la grande mesure que le Gouvernement français a prise et publiée le

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