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singuliers personnages, sinon tout à fait ce que Byron avait été, du moins ce qu'il aurait voulu être. Voici en quelques mots l'esquisse du modèle que toute une génération a copié.

Le héros byronien est mù par une fatalité interne, la tyrannie de ses passions, ardentes et indomptables. Il est déchaîné à travers le monde à la façon d'une force aveugle, « comme le simoun 1». On peut le briser, mais non le faire plier. Ce caractère fatal est empreint sur toute sa personne : sur son visage pâle ou basané, sur son front sombre et plissé, sur sa lèvre crispée, et dans ce regard diabolique qui transmet à ceux qui le subissent la souffrance et le crime. Il est l'incarnation de Satan : « Si jamais l'ange du mal avait pris la forme d'un mortel, il eût revêtu celle-là 2. » On ne sait ni d'où il vient ni où il va. Il est solitaire et taciturne. Il y a dans son passé une faute, un meurtre peut-être, « quelque noir forfait qu'il ne veut pas nommer » 3. Il en fait mystère, mais il y pense sans cesse. Il vit enfermé dans sa mémoire comme le scorpion dans son cercle de charbons ardents: il sent sur lui la marque de Caïn. Il n'y a pour lui ni repentir, ni pénitence, ni expiation: ce qui est fait ne peut se défaire; on n'efface pas l'ineffaçable: il ne trouvera la paix que dans le tombeau. C'est le plus souvent un renégat ou un athée: il

Real lord Byron, 8°, London, 1883.) Depuis lors, j'ai eu connaissance par une correspondance des Débats (n° du 6 avril 1906) de l'ouvrage où le petit-fils de Byron, Ralph Milbanke, comte de Lovelace, dévoile le mystère de la vie de son illustre aïeul. Ce livre, intitulé : Astarté, un fragment de la vérité relative à George Gordon Byron, sixième lord Byron, n'a pas été mis dans le public. Il démontre, paraît-il, de façon irréfutable, le «< crime » de Byron et de sa demi-sœur, Augusta Leigh. Ainsi semble définitivement close la polémique soulevée, il y a trente-sept ans, par Mrs. Beecher-Stowe, et la mémoire de lady Byron est vengée. Etait-il nécessaire qu'elle le fût à ce prix ? Il est permis d'en douter; mais il n'est plus possible désormais de ne pas rendre à chacun la justice qui lui est due.

1. « He came, he went like the Simoom. » (Le Giaour.)

2. Le Giaour.

3. Ibid.

aspire au néant; il ne désire pas le paradis, mais le repos. Pour se distraire de lui-même, il se jette dans l'action, dans la lutte; corsaire ou brigand, il déclare la guerre à la société; il court au-devant des émotions violentes. Dût-on y périr, il faut « échapper à l'ennui de la vie ». Mieux vaut être un ver rampant dans un cachot que de se voir condamné à méditer et à regarder. Plutôt mourir d'un coup que dépérir lentement. Il n'y a qu'une jouissance, c'est de haïr. L'énergie malfaisante développe en lui un orgueil diabolique. Quand il se décide à raconter sa vie et à confesser ses crimes, il les avoue hautement, s'en fait gloire, n'en demande pardon ni à Dieu ni à ses semblables. Pourquoi s'humilierait-il ? Il n'est pas soumis aux lois qui régissent les autres hommes. Il a sa morale à lui, exceptionnelle comme son âme et sa destinée. Il ne maudit pas sa volonté coupable, mais la passion despotique dont il a été l'instrument et la victime. S'il avait à recommencer, il n'agirait pas autrement.

Mais, à travers le mystère qui l'enveloppe, dans ce tissu de sombres actions qui compose sa vie, l'œil observateur discerne des traits qui imposent le respect, qui attirent la sympathie, qui révèlent la grandeur. C'est un ange déchu, mais qui garde, comme Lucifer, des traces de sa céleste origine. Cet inconnu est manifestement de noble lignage. Sa physionomie est farouche, mais belle; sa voix a un charme; une séduction émane de ses moindres mots, de ses moindres gestes; quand on l'a vu une fois, on ne saurait l'oublier. Tout couvert de sang, il paraît aux regards d'une maîtresse plus aimable que l'amant le plus tendre. Des facultés supérieures, une volonté de fer, lui assurent sur les âmes les plus rudes et les plus cruelles un ascendant irrésistible. Il ne craint pas la mort; il lui serait doux de la trouver sur un champ de bataille. Il méprise la gloire : il sourit en pensant aux lauriers gagnés ou perdus. Il dédaigne les joies grossières des sens:

1. « I've scaped the weariness of life. » (Le Giaour.)

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il vit d'eau et de pain noir; il semble au-dessus des besoins de la nature. Contempteur des grands et des puissants, il est plein de condescendance pour les humbles. Son cœur, endurci par le crime, aigri par le remords, est naturellement doux. et généreux. Il est capable de risquer sa vie pour sauver une faible créature qui va périr. C'est la société qui l'a rendu méchant; ses vertus mêmes ont causé sa perte. Son amour est impérieux, terrible, dévastateur « comme une coulée de lave bouillante »; il ne sait ni pleurer ni soupirer, il ne sait qu'obtenir ou mourir. Mais sa tendresse est une piété, ses caresses sont une religion. « La dévotion transporte l'âme dans une région supérieure, mais le ciel même descend dans l'amour 2. » La Divinité, c'est l'amante, la forme de vie et de lumière, l'étoile du matin qui se lève au fond de sa mémoire. L'adoration d'une seule femme remplit son existence tout entière. Ce cœur farouche a pris ses leçons de la colombe: elle lui a enseigné « à mourir et à ne pas connaître un second amour 3 ».

Objet à la fois d'admiration et d'horreur, « mélange inexplicable de ce qu'on doit aimer et de ce qu'on doit haïr, de ce qu'on doit désirer et de ce qu'on doit craindre », tel est le type idéal, étrange et émouvant, inquiétant et séducteur, que Bryon offrait vers 1815 aux regards éblouis des lecteurs français. Ils étaient préparés à le comprendre. Si l'on a salué déjà dans ce singulier personnage et dans la sombre poésie dont il est l'expression bien des traits de la littérature qui va naître, on n'en a pas moins reconnu peut-être de la littérature qui a précédé. Il nous reste à préciser quel legs du passé Byron a transmis à l'avenir.

1.

But mine was like the lava flood
That boils in Ætna's breast of flame.

2. Le Giaour.

3. Ibid.

4. Lara, I, 17.

(Le Giaour.)

CHAPITRE II

DE ROUSSEAU A BYRON.

Vers 1815, il y avait un demi-siècle que les germes du futur byronisme avaient commencé d'apparaître dans la littérature européenne : ils y demeuraient comme suspendus et flottants. La France, représentée par Rousseau, Voltaire et Chateaubriand, en avait fourni sa bonne part. L'Angleterre et l'Allemagne, Young, Goethe, Schiller, donnaient le reste. Ces éléments épars rencontrèrent l'âme d'un grand poète et s'y amalgamèrent. Mais la combinaison n'était pas si intime qu'on ne pût les isoler les uns des autres et reconnaître leur provenance respective. L'envie qui s'attache aux gloires bruyantes et aux succès trop rapides aiguisa la perspicacité des critiques. On cria au plagiat. Byron en fut moins scandalisé que surpris. « On m'accuse d'être un plagiaire, disaitil à Medwin, et je ne me doutais pas de l'avoir été, quoique, je l'avoue, je ne me fasse pas scrupule de faire usage d'une pensée qui me paraît heureuse, sans m'inquiéter d'où elle vient 1. » Il avait eu des inspirateurs et des maîtres : prolem non sine matre creatam. Il ne s'est pas défendu de les avoir admirés et de les admirer encore, ni caché de les avoir lus. Chateaubriand, qui croyait bien avoir quelques droits sur

1. Les Conversations de lord Byron avec le capitaine Medwin, traduites par Pichot dans la sixième édition des Œuvres complètes de lord Byron, Paris, 1827, t. XVII, p. 143. Byron fait allusion aux articles de A. A. Watts, dans the Literary Gazette and Journal of the Belles-Lettres for 1821.

l'œuvre du poète anglais, a manifesté son dépit qu'il n'en eût pas été fait par l'auteur un aveu explicite. « J'étais donc, s'écrie-t-il, un de ces pères qu'on renie quand on est arrivé au pouvoir 1? » En revanche, on sait en quels termes Byron a dédié son Sardanapale « à l'illustre Goethe », comme « l'hommage d'un vassal littéraire à son seigneur lige », avec quel enthousiasme il a célébré le génie de Rousseau 2, avec quelle conviction il a proclamé la souveraineté de « l'universel Voltaire 3». Il était assez grand pour n'avoir pas à craindre de se diminuer en se montrant reconnaissant.

3

Nous n'avons pas ici à mettre en cause, d'une manière absolue et totale, l'originalité de sa poésie. Une telle enquête

1. Essai sur la littérature anglaise, t. XI, p. 781, des Euvres complètes, éd. Garnier, Paris, 8°, 1860. (Voir les Mémoires d'outre-tombe, éd. Biré, t. II, p. 209, auxquels ce paragraphe est emprunté.) Chateaubriand, à la page suivante, prétend avoir reçu, à l'apparition d'Atala, une lettre de Cambridge signée G. Gordon, lord Byron, et y avoir répondu. L'indifférence ultérieure du poète anglais à son égard causa une blessure sensible à son amour-propre. « Dans ses entretiens intimes, dit M. de Marcellus, il revenait souvent sur sa conformité de nature avec lord Byron et sur les rencontres des deux muses. Il n'en regrettait que plus vivement de ne pas lire son nom cité une seule fois (même dans un coin de Don Juan, où tant d'autres sont inscrits), et mêlé aux œuvres du poète britannique qui s'était évidemment inspiré de René et de l'Itinéraire. (Chateaubriand et son temps, Paris, 1859, p. 117.) Le nom de Chateaubriand est pourtant cité par Byron à deux reprises, dans une note de la Fiancée d'Abydos et dans un vers de l'Age de Bronze. Pichot, devant qui, à Londres même, Chateaubriand se plaignait de l'oubli de lord Byron, se permit de lui indiquer le premier passage, manifestement insuffisant; il n'osa pas lui signaler le second, le jugeant avec raison ironique, non pour le poète, mais pour l'homme d'Etat. (Voir la Revue britannique de décembre 1848, pp. 461-462.) La comtesse Guiccioli explique par des motifs d'ordre politique le peu de sympathie de Byron pour Chateaubriand. « La répulsion lui était surtout causée par le sceptique qui se faisait le champion du catholicisme, et par le libéral qui se faisait le champion du royalisme de droit divin.» (Lord Byron jugé par les témoins de sa vie, Paris, 1863, t. II, p. 76.)

2. Childe Harold, III, st. 76-81.

3. Don Juan, notes du chant V: « That great and unequalled genius, the universal Voltaire. »

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