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on se demande s'il n'a pas gardé au fond de sa mémoire quelques-uns des plus beaux traits que Byron a semés dans Childe Harold, l'Age de Bronze et l'Ode à Napoléon. Avant Lamartine, le poète anglais avait parlé des «< sanglants caractères » dans lesquels Bonaparte avait tracé ses exploits', et en lisant ces deux vers:

Tu vis de la beauté le sourire et les larmes
Sans sourire et sans soupirer,

on se souvient qu'on voyait Conrad « à peine sourire et rarement soupirer» et que, pour les contemporains, le Corsaire était, au moins en partie, un portrait de Napoléon 3. De ces rencontres, quelques-unes étaient presque fatales, et il n'est pas étonnant que, passant après Byron dans les mêmes chemins, nos poètes aient mis parfois, sans même le savoir peut-être, leurs pieds dans la trace de ses pas. Chez d'autres, l'imitation est flagrante: Jules Lefèvre, dans sa Mort de Bonaparte, insère un long fragment de l'Ode à Napoléon :

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« te

être roi, attela des monarques à son char» (Age de Bronze, III); servant de la tête des rois comme de marche pieds » (Ch. Harold, III, 38); pendant que les noires ombres de quarante siècles se dressaient comme des géants étonnés le long du fameux fleuve du Nil » (Age de bronze, V) ; — « C'est ici (à Waterloo) que l aigle prit son dernier essor et fondit sur ses ennemis ; mais la flèche des nations abat soudain l'oiseau orgueilleux qui traîne après lui quelques anneaux brisés de la chaîne du monde » (Ch. Harold, III, 18; ; « Nouveau Timour, quelles sont les pensées qui occupent ta rage dans ton étroite prison ? » et en note : «< Bajazet fut enfermé dans une cage de fer par l'ordre de Tamerlan. » (Ode à Napoléon, XV.)

1. «Tes actions sont écrites en caractères de sang. » (Ode à Napoléon, XI.)

2. Le Corsaire, I, 8.

3. « On a prétendu que lord Byron avait voulu dessiner dans son Corsaire quelques traits de Napoléon. » (Note du traducteur ) Byron, Œuvres complètes, trad. Chastopalli, Paris, 1820, t. I, p. 81. Voir plus haut, ch. m, une déclaration analogue de Malte-Brun dans le Spectateur littéraire.

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Cet athlète hardi qui veut ouvrir un chêne,
Milon, n'a pas prévu que son tronc caverneux
Pour se venger de lui peut rapprocher ses nœuds,
Et l'arbre qui se venge en le serrant l'enchaîne.

Le lutteur jette au ciel un regard éperdu.

Le voyez-vous d'ici d'épouvante tordu,

Crier sous les lions qui mordent ses entrailles,

Et morceau par morceau s'arrachent leur vainqueur ?
Mais que dut éprouver le géant des batailles,

Bonaparte captif, rongeant son propre cœur 1?...

Gérard de Nerval, dans la Mort de l'Exilé, développe la même comparaison. Il traduit l'Ode à l'Étoile de la Légion d'honneur. Ses Élégies nationales, qui forment comme une minuscule épopée napoléonienne en cinq chants, sont un tissu de souvenirs byroniens. Il est vrai qu'il les écrivait à dixhuit ans, tout plein de la lecture du maître qui lui avait révélé sa vocation:

Ces tableaux, ces splendeurs, ces souvenirs sublimes,
J'ai vu des jours fatals en rouler les débris,

Dans leur course sanglante entraîner des victimes,

Et des flots étrangers inonder mon pays.

Je suis resté muet; car la voix d'un génie

Ne m'avait pas encore inspiré des concerts;
Mon âme de la lyre ignorait l'harmonie,

Et ses plaisirs si doux, et ses chagrins amers'.

Lui aussi, en écoutant Byron, il avait senti jaillir en lui << la source des pleurs 3 ».

1. Le Clocher de Saint-Marc, Paris, 1825.

2. Élégies nationales, Prologue (Poésies complètes de Gérard de Nerval, Paris, 1877, p 45.) Les Élégies nationales ont paru en 1827. A cette époque, Gérard était un partisan déterminé des classiques; il déclarait résolument la guerre aux novateurs. « Il daignait cependant faire des réserves en faveur de Lamartine et de Biron (sic), dont les vers, disait-il, iront jusqu'aux races futures. » (Léon Millot, les Débuts de Gérard de Nerval, Revue de Paris, 15 nov. 1897.)

3. Poésies complètes, p. 46.

II

La Muse de 1825, c'est la Mélancolie. Tous ceux qu'elle a touchés de son aile ne sont pas devenus de grands poètes; mais c'est parce que toute cette génération a été en proie aux angoisses du cœur et de la pensée, travaillée par le doute, tourmentée par l'infini, obsédée par l'énigme de la destinée, qu'elle a produit les plus grands poètes qu'il y ait dans la littérature française. Toutes les fois que les vers d'un ancien ou d'un moderne éveillent un écho dans les profondeurs de notre être et nous donnent le frisson poétique, n'est-ce pas que, nous arrachant aux joies ou aux agitations de l'heure présente, ils nous découvrent brusquement l'incurable tristesse qui gît au fond de la nature humaine? Homère peint les générations des mortels semblables aux générations des feuilles. Pindare se lamente sur l'homme, rêve d'une ombre. Villon frémit à la pensée de la mort :

Quiconques meurt, meurt à douleur.

Les plus légers ont une larme dans la voix en songeant aux années qui s'enfuient sans retour, ou aux roses de la vie qui se fanent si vite. Un Parny même trouve quelquefois de ces accents. Mais après Rousseau, après Werther, après René, après les orages et les ruines de la Révolution, toutes les fibres de l'âme sont tendues et douloureuses. La jeunesse a besoin de pleurer. Elle va d'instinct aux œuvres les plus sombres et les plus désolées. Byron lui plaît parce qu'il répond à sa tristesse ; et à son tour, il l'aggrave encore et la nourrit.

Il n'est pas le seul, je me hâte de le dire. Il n'y avait point alors de poésie dont la sensibilité exaspérée ne sût extraire ce qu'elle pouvait contenir de douloureux. Le Génie du Christianisme avait rouvert la Bible à nos poètes. « Il n'y pas une position dans la vie, disait Chateaubriand, pour laquelle on

ne puisse rencontrer dans la Bible un verset qui semble dicté tout exprès1. » Pour la mélancolie et le pessimisme, il y avait les Psaumes, l'Ecclésiaste, et le Livre de Job. On ne se fit pas faute d'y puiser. En 1819, on découvre André Chénier. Ses Élégies respirent la passion, la sensualité, l'ardeur de vivre ; il a couru virilement au-devant de la mort, pour la justice et pour la liberté. Mais on s'apitoie sur le Jeune Malade ou sur la Tarentine; on s'attendrit sur ce jeune cygne, étouffé par la main sanglante des révolutions. « Il est beau, dit de Latouche, d'offrir à ses ennemis une victime sans tache, et de rendre au Dieu qui nous juge une vie encore pleine d'illusions ! » Vers le même temps arrive d'outre-Rhin tout un vol de légendes touchantes ou lugubres. On pleure avec le roi de Thulé, on suit en frissonnant la chevauchée de Lénore à travers les tombes. Mais combien tout cela paraît fade à côté des remords d'un Lara ou d'un Manfred ! Voilà bien, cette fois, l'incarnation du malheur et du désespoir. Émile Deschamps, dans ses Études françaises et étrangères, a noté avec précision et commenté avec finesse la succession de ces diverses influences:

N'entends-tu pas frémir la harpe des prophètes,
Dont les accents, échos du Ciel et des Enfers,
Parlaient de malheur dans les fêtes,

Et de triomphes dans les fers?

A peine le sacré cantique
S'éloigne et meurt à l'orient,
Entendez-vous, pur et brillant,
Un accord de la lyre antique,

Cette lyre que Thèbe a transmise aux Romains,
Qui sait chanter les dieux, et Néère, et la gloire,
Que Chénier réveilla si fraîche..., et dont l'ivoire
S'échappa sanglant de ses mains.

Du lierre des donjons quels chants ont percé l'ombre?
Des ménestrels du Nord, c'est le luth ingénu,

Rempli comme autrefois de merveilles sans nombre,

1. Génie, II' partie, livre V, chap. 1, De l'Écriture et de son excellence.

2. Notice de l'édition de 1819.

Toujours rêveur, toujours amoureux, mais plus sombre,
Plus mâle, et tourmenté par un souffle inconnu.

On sent à ses élans de flamme,

On sent que Byron est venu,

Et que la corde humide a vibré dans son âme1.

Presque tous les poètes du temps ont senti et répété les vibrations de cette corde poétique. Mettons à part SainteBeuve, dont la mélancolie s'apparente à celle d'Obermann, plutôt qu'aux douleurs aristocratiques de René, de Werther et de Lara. Joseph Delorme, la carabin « gauche, timide, gueux et fier », qui hante les faubourgs, et dont la Muse tout le jour «lave un linge usé » à la fontaine, « scandalisa fort les salons, et parut misérable et ignoble ? ». Mais n'est-ce pas en lisant Byron que Lamartine, que Vigny, que Hugo, celui des Feuilles d'automne, se sont sentis mordus ou tout au moins effleurés par la désespérance? Ils avaient la force de résister au mal; s'ils ont réagi contre le pessimisme byronien, s'ils l'ont en quelque sorte absorbé dans une doctrine plus compréhensive, ou s'ils l'ont purement et simplement rejeté, c'est une question qu'il vaut la peine d'étudier en particulier pour chacun d'eux. Je ne m'occupe ici que des poètes du second ou du troisième ordre, mieux pourvus d'intentions que de talent, comme il y en a à toutes les époques, et dont l'œuvre, médiocrement intéressante par elle-même et justement oubliée, est précieuse à titre de témoin. Ceux-là se sont imprégnés de la pensée de Byron, et ils ont subi sa domination sans résistance. A peine si un ou deux ont tenté de secouer le joug. Farcy esquisse un sinistre tableau de la poésie byronienne :

Il m'en souvient, la terre encore épouvantée
Voyait fuir en grondant la tempête irritée;

1 Études françaises et étrangères, A M. Alfred de Vigny, 4e éd., 1829, p. 279.

2. Premiers Lundis, t. I, 1875, pp. 408-409. Article du Globe (4 novembre 1830) sur la 2o édition des Poésies de Joseph Delorme.

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