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anglais dont la vie était un mystère qu'on osait à peine sonder, mais dont les vers étaient un prodige qu'on ne pouvait se lasser d'admirer. Sachant avec quel dégoût je lisais les mesquines poésies de l'Empire, et avec quelle passion prophétique j'attendais comme lui la transfiguration de la poésie future, Louis m'adressait à Milly tout ce que le libraire européen de Genève, Paschoud, avait pu lui procurer du poète anglais'. Moi-même j'avais entendu confusément parler en Italie d'un jeune homme dont on ne savait pas bien exactement le nom, mais qui remplissait Londres de chuchotements sur sa vie privée, d'étonnements sur son génie. On m'avait même cité quelques-uns de ses vers, dont le seul accent m'avait transporté dans un autre monde de poésie et

ce n'est pas Lamartine, c'est Vignet. Le poète s'est mis involontairement, pour ce qui regarde ces circonstances, à la place de son ami. Quant à l'apparition de Byron à la poupe de son yacht ou sur la grève du lac, c'est une pure illusion, explicable à trente ou quarante ans de distance, et que je ne crois pas avoir qualifiée à tort « d'hallucination rétrospective ». (Voir ci-dessus, chap. 1, p. 56.)

1. Quels étaient ces ouvrages de Byron que Vignet adressa à Milly ? Les morceaux traduits et publiés dans la Bibliothèque universelle de Genève de 1817 et de 1818, savoir extraits du Ier chant du Pèlerinage de Childe Harold, du Prisonnier de Chillon, du Corsaire, de Lara et du Giaour, les Plaintes du Tasse, le Siège de Corinthe, extraits du IVe chant de Childe Harold? ou l'édition anglaise de Galignani, Paris, 1818? Lamartine avait commencé en 1809, ce semble, à apprendre l'anglais ; il l'avait étudié avec assiduité pendant les années suivantes; en 1811, il écrivait : « Je sais maintenant l'anglais, et passablement l'italien, mais beaucoup mieux la première de ces langues. » (Voir Correspondance, t. I, pp. 58, 60, 120, 123, 166.) La même aunée il prononçait à l'Académie de Mâcon son discours de réception sur « les avantages de la communication des idées entre les peuples par la littérature ». (Voir l'analyse de ce discours dans Reyssié, la Jeunesse de Lamartine, pp. 128 et suiv.) « J'y ai mis, écrivait-il, ce que je sais d'italien, de grec, d'anglais surtout. » (Correspondance, t. I, p. 291.) Il n'y aurait rien d'invraisemblable à ce que Lamartine eût, dès la première heure, lu Byron dans le texte même. J'ai déjà dit (voir plus haut, p. 59) que je n'avais pu, à mon vif regret, obtenir de renseignements précis sur les éditions de Byron (texte ou traductions) qui ont appartenu à Lamartine, et qui se trouvent encore dans la bibliothèque du château de Saint-Point.

d'images1... Les premières pages de Byron qui tombèrent du ciel dans ma mansarde, le premier poème que je connus de lui, ce fut Childe Harold. Le poème m'était parvenu le soir : je n'attendis pas le jour suivant pour le lire. C'était une sombre nuit des derniers jours d'octobre. Les nuages, lourds et noirs comme des ailes de corneilles mouillées par les rafales d'hiver, couraient pesamment sur la lune; le vent chargé de neige donnait des secousses au toit, des gémissements aux arbres dont les dernières feuilles mortes venaient frapper mes vitres comme des volées de chauves-souris aveugles; un petit feu de ceps rouges couvait sous la cendre de mon foyer; la lampe de ma table oscillait au vent; elle jetait des lueurs et des ombres fantastiques sur la page. Tout reposait dans la maison; je n'entendais que la respiration de mon chien couché à mes pieds sur la natte, ou plutôt je n'entendais plus rien que le poète dont cette nuit et ce silence recueillaient ainsi la voix entre lui et moi 2. »

Là-dessus Lamartine s'engage dans une longue analyse de Childe Harold, coupée d'amples citations dont il emprunte le texte à la traduction de « son ami Pichot ». « Qu'on juge, conclut-il, de l'impression de pareils vers sur une âme de vingt ans qui n'avait jamais eu le pressentiment de cette poésie qu'en songe, et qui entendait pour la première fois dans une bouche humaine le cri de l'infini. L'aube du jour, quoique tardive dans cette saison, me trouva anéanti d'émotion sur ces pages. Toutes les fibres de ma propre imagination tremblaient à l'unisson de celles du poète. Je m'endormis de lassitude quelques heures, la tête sur le volume comme sur le sein d'un ami. A mon réveil, j'écrivis presque d'un seul jet

1. Lamartine n'avait fait, à cette date, d'autre séjour en Italie qu'à son premier voyage (juin 1811-avril 1812). Quand il en partit, c'est à peine si les deux premiers chants de Childe Harold venaient de paraître à Londres (29 février 1812). Il est bien invraisemblable qu'à Rome ou à Naples le jeune touriste ait entendu parler de Byron, et qu'on lui ait lu de ses vers. 2. Constitutionnel du 14 et du 18 octobre 1865.

BYRON

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l'apostrophe à lord Byron qu'on lit dans les Méditations poétiques :

Malheur à qui du fond de l'exil de la vie, etc. 1. »

Nous savons pertinemment que l'épître sur l'Homme ne fut composée qu'en septembre 18192. Mais il ne serait pas impossible que Lamartine eût repris et achevé d'écrire, sous l'impression de cette première lecture, l'Ode au malheur qui a pris place dans les Méditations sous le titre du Désespoir, et qu'il envoya à Virieu dans les premiers jours de décembre 18183. Il y pose la question de l'existence du mal et de la souffrance dans le monde d'une manière plus large, plus impersonnelle qu'il ne l'avait fait dans la Foi, et il y répond par un long blasphème :

Levez donc vos regards vers les célestes plaines ;

Cherchez Dieu dans son œuvre ; invoquez dans vos peines

Ce grand consolateur :

Malheureux ! sa bonté de son œuvre est absente :

Vous cherchez votre appui ? l'univers vous présente
Votre persécuteur.

1. Constitutionnel du 18 octobre 1865.

2. Lamartine communique à Virieu le premier jet de cette pièce dans une lettre datée de Milly, 20 octobre 1819. (Correspondance, t. II, p. 77.) Il y travaillait depuis le mois de septembre 1819. (Correspondance, II. p. 70.)

3. Correspondance, t. I, p. 359. La lettre à Virieu, de juillet 1818, fait allusion à l'ode en question comme à une simple idée poétique qui attend encore sa réalisation: « Je me suis tellement remué, il m'a tellement passé d'idées dans la tête depuis ces quinze jours, qu'il m'y est venu une ode intitulée le Malheur. Je l'écrirai, si je puis en avoir la force, et je (te) l'enverrai. » (Correspondance, t. I, p. 320.) Il convient d'ailleurs de rappeler que M. Thomas relève dans cette pièce des imitations de Young. (Voir Le Poète Edward Young, Paris, 1901, 2 partie, chap. 1x) Byron et Lamartine ont lu Young tous les deux. Il n'y aurait rien d'étonnant à ce qu'ils se soient rencontrés, là où ils s'inspirent du poète des Nuits pour peindre la misère de la condition humaine. Mais Young ne jette point l'anathème à la puissance divine. La révolte contre la Providence est un sentiment proprement byronien.

Héritiers des douleurs, victimes de la vie,
Non, non, n'espérez pas que sa rage assouvie
Endorme le Malheur,

Jusqu'à ce que la Mort, ouvrant son aile immense,
Engloutisse à jamais dans l'éternel silence

L'éternelle douleur !

Le mouvement général de la pièce, l'accent, la conclusion, rappellent singulièrement le début du chant II de Childe Harold: « Attaché à la terre, l'homme lève les yeux vers le ciel. Être malheureux ! N'est-ce pas assez de savoir que tu existes ?.. Ne cesseras-tu de rêver à des félicités et à des maux à venir ?... La paix nous attend sur les rivages de l'Achéron. Là, le convive rassasié n'est plus forcé de s'asseoir à un banquet, mais le Silence prépare la couche du repos après lequel nous soupirons 1. » Cette fois il n'y avait pas de contre-partie. Jusqu'au dernier vers, l'anathème succédait à l'anathème. Encore n'avons-nous pas tout. « Il y avait bien d'autres strophes plus acerbes, plus insultantes, plus impies. Quand je retrouvai cette méditation et que je me résolus à l'imprimer, je retranchai ces strophes. L'invective y montait jusqu'au sacrilège. C'était byronien, mais c'était Byron sincère, et non joué 2. »

A peine Lamartine eut-il poussé ce cri de colère, qu'il eut peur de son œuvre et de lui-même 3. « L'Ode au Malheur

1. Childe Harold, II, st. 4-7, trad. Pichot, III, pp. 60-62.

Bound to the earth, he lifts his eyes to heaven

Is't not enough, unhappy thing, to know

Thou art ?.

Still wilt thou dream on future joy and woe?

Peace waits us on the shores of Acheron :

There no forced banquet claims the sated guest,

But Silence spreads the couch of ever welcome rest.

2 Commentaire du Désespoir.

3. « J'ai fait l'Ode au Malheur, mais c'est un blasphème d'un bout à l'autre, et je ne te l'envoie pas à cause de cela; je veux même l'anéantir. » Lettre à Virieu du 1er décembre 1818. (Correspondance, t. I, p. 355.) II la lui envoya néanmoins quelques jours après. (Ibidem, p. 359.)

dont tu parles, écrit-il à Virieu en décembre 1818, est trop impie pour les yeux vulgaires, car elle ne l'est pas dans mon idée ce n'est qu'une interrogation de désespoir, une vue de l'univers prise du mauvais côté. Cela m'a cependant arrêté, car, croyant fermement à la Providence, il aurait été doublement mal à moi d'en faire douter les autres 1. » Sa crise de pessimisme prit fin avec l'hiver. Au printemps de 1819, il retourna à Paris. Sa santé se remettait; les distractions. mondaines l'enlevaient à lui-même, « au sentiment de ses douleurs physiques et de ses peines morales ». La société aristocratique le recevait à portes ouvertes; il y était «< caressé, aimé, accueilli »; on lui faisait lire son Saül et ses Odes; il prévoyait une carrière possible dans la diplomatie 2. Il songeait à publier ses Méditations 3, et pour pouvoir y insérer l'Ode au Malheur, par une rouerie d'auteur qui ne veut rien laisser perdre, il faisait, « à contre-cœur », une petite ode en réponse où il justifiait la Providence .

1. Correspondance, I, p. 358.

2. Voir les lettres du 4 mars, des 5, 8, 13 avril 1819.

.

3. On a pensé que le titre même de ce recueil pouvait avoir été suggéré par la lecture de Byron. « Le second Childe Harold est sérieux... L'amour, la liberté, la gloire, le besoin d'oubli, surtout la nature, remplissent ces deux chants qui sont une suite de méditations poétiques. L'illustre poète français qui donna ce titre à son premier recueil ne le trouva qu'après la lecture de Childe Harold. » (L. Etienne, Un retour vers Byron, Revue des Deux Mondes du 15 février 1869) Mais, vers le milieu de 1818, Lamartine avait déjà trouvé son titre. « Je t'ai parlé de mes Méditations poétiques, écrit-il à Virieu le 24 août; je t'en ai même, je crois, récité à Lemps quelques vers. » Si l'on veut absolument que l'idée lui en soit venue d'ailleurs que de lui-même, on pourra admettre avec M. Léon Séché qu'il a retenu ce mot « Méditations » de la traduction des Nuits d'Young par Letourneur, dont certaines éditions contiennent les Méditations et Contemplations du poète anglais Hervey. (Lamartine de 1816 à 1830, Paris, 1906, p. 161.)

4. « Si je pouvais écrire avec moins de fatigue de cœur, j'enverrais aujourd'hui par vous à Mme de Beufvier une petite ode en réponse à une sur le Malheur que je lui ai lue une fois. Je l'ai faite hier à contrecœur pour y justifier la Providence que j'accusais ailleurs. Je pourrai ainsi mettre la première au rang de mes Méditations, et, sans réponse,

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